KALIAYEV, égaré. – Je ne pouvais pas prévoir… Des enfants, des enfants surtout. As‑tu regardé des enfants ? Ce regard grave qu'ils ont parfois… Je n'ai jamais pu soutenir ce regard… Une seconde auparavant, pourtant dans l'ombre, au coin de la petite place, j'étais heureux. Quand les lanternes de la calèche1 ont commencé à briller au loin, mon cœur s'est mis à battre de joie, je te le jure. Il battait de plus en plus fort à mesure que le roulement de la calèche grandissait. Il faisait tant de bruit en moi. J'avais envie de bondir. Je crois que je riais. […] C'est à ce moment que je les ai vus. Ils ne riaient pas, eux. Ils se tenaient tout droits et regardaient dans le vide. Comme ils avaient l'air triste ! Perdus dans leurs habits de parade, les mains sur les cuisses, le buste raide de chaque côté de la portière ! Je n'ai pas vu la grande‑duchesse. Je n'ai vu qu'eux. S'ils m'avaient regardé, je crois que j'aurais lancé la bombe. Pour éteindre au moins ce regard triste. Mais ils regardaient toujours devant eux. (Il lève les yeux vers les autres. Silence. Plus bas encore.) Alors je ne sais pas ce qu'il s'est passé. Mon bras est devenu faible. Mes jambes tremblaient. Une seconde après, il était trop tard. (Silence. Il regarde à terre.) Dora, ai‑je rêvé, il m'a semblé que les cloches sonnaient à ce moment‑là ?
DORA. – Non, Yanek2, tu n'as pas rêvé.
Elle pose la main sur son bras. Kaliayev relève la tête et les voit tous tournés vers lui. Il se lève.
KALIAYEV. – Regarde‑moi, frères, regarde‑moi Boria3, je ne suis pas un lâche, je n'ai pas reculé. Je ne les attendais pas. Tout s'est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poids terrible. C'est sur eux qu'il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh non ! Je n'ai pas pu. (Il tourne son regard de l'un à l'autre.) Autrefois, quand je conduisais la voiture, chez nous en Ukraine, j'allais comme le vent, je n'avais peur de rien. De rien au monde, sinon de renverser un enfant. J'imaginais le choc, cette tête frêle frappant la route, à la volée… (Il se tait.) Aidez-moi… (Silence.) Je voulais me tuer. Je suis revenu parce que je pensais que je vous devais des comptes, que vous étiez mes seuls juges […]. Si vous décidez qu'il faut tuer ces enfants, j'attendrai la sortie du théâtre et je lancerai seul la bombe sur la calèche. Je sais que je ne manquerai pas mon but. Décidez seulement, j'obéirai à l'Organisation.
STEPAN. – L'Organisation t'avait commandé de tuer le grand‑duc.
KALIAYEV. – C'est vrai. Mais elle ne m'avait pas demandé d'assassiner des enfants.
ANNENKOV. – Yanek a raison. Ceci n'était pas prévu.
STEPAN. – Il devait obéir. […]
DORA. – (À Stepan) Pourrais‑tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ?
Le grand‑duc devait se rendre au théâtre en calèche, occasion choisie pour l'attentat.