Cauchemar.
Un lit ancien, haut, en bois, impeccablement fait, avec édredon, traversin
et couvre‑lit grand‑mère comme dans les vieilles fermes. Djibril, très agité,
marche de long en large…
DJIBRIL. – Et peut‑être elle m'entourait de ses pagnes, ou la peau de
son ventre même ou je ne sais pas. Elle avait tendu une paroi entre moi
et le monde, et le monde – mon père peut‑être –, le monde a déchiré
l'enveloppe de sécurité, comme on déchire un emballage, un film protecteur.
Et ma mère s'est battue pour me garder, mais le monde m'a
aspiré, et le monde m'a ordonné de vivre.
C'était un monde qui avait du blé, un monde doré avec du luxe qui sent le
propre et qui brille trop. Le type qui est venu te1 chercher était net, propre
sur lui, mais surtout il avait des biffetons. Le monde qui brille t'a acheté en
faisant une bonne action. T'avais l'air assez vaillant pour tenir le coup, ils
ont dû regarder tes dents, à coup sûr ils ont regardé tes dents.
T'avais l'air assez vaillant pour tenir le coup, on allait te booster ta
croissance, même si tu devenais pas un sportif de haut niveau, peut‑être
tu ferais droit ou médecine, et si tu échouais ça serait quand même
assez pour retourner ministre dans ton pays, au moins haut fonctionnaire,
c'est ça qu'ils ont dû se dire, t'étais suffisamment propre pour qu'on puisse
espérer faire de toi quelqu'un.
Djibril s'enfouit sous les draps…
LIZA2. – Vas‑y si tu l'oses ! Va pleurer dans les jupes de ta mère, après tout ce temps.
L'AMI. – Rentre chez toi et dis à ta mère combien tu l'aimes.
LIZA. – Où vas‑tu ? À toujours regarder derrière toi, à toujours regarder le passé,
tu te freines ! Va, fais ton chemin, ton passé tu le portes en toi, ça au moins tu
ne le perdras pas.
L'AMI. – Tout faux. Ton passé habite en toi, et si tu ne le regardes pas en face…
Si tu n'es pas capable de le regarder, il te mangera de l'intérieur, il te pourrira la
vie. Une force centrifuge, ou centripète je ne sais plus. Va, retourne voir d'où tu
viens, tu as cette alternative…
LIZA. – Puisqu'il te faut fuir, puisque tu n'es pas capable de trouver ta respiration,
de recevoir mon amour. Puisqu'il te faut toujours briser ce que tu as de
plus précieux, puisque même le bonheur te fait peur.
L'AMÈRE. – Tu sais depuis longtemps qu'on t'appelle, d'où on t'a arraché si jeune
et si fragile. Tôt ou tard on revient à la source, car où que tu sois la source est en toi.
LIZA. – Tu te sentiras tout petit dans cet aéroport du bout du monde, scrutant
à la dérobée des visages étrangers, lorgnant par en dessous les vestiges d'une
enfance perdue, et tu avanceras épaules courbées, tête basse.
LILITH3. – Tu ne me connais pas mais moi je te connais. Tu iras tête haute,
convaincu d'avancer définitivement à la rencontre de ton destin. La terre devinera
les pas de l'enfant du pays, elle fera résonner les rythmes du retour.
L'AMI. – Même tes cloisons nasales vibreront de concert dans une fête d'odeurs d'enfance ressuscitées. Sur la route de l'aéroport les bougainvilliers4 te tendront
leurs grappes et les palmiers te souriront, baigné de soleil ton visage irradiera.
LIZA. – Tu arriveras, chargé de tous tes espoirs dans ton sac, et à peine ton sac
posé dans la poussière il crèvera comme neige au soleil, tes espoirs s'évaporeront
et tes cadeaux se disperseront, tous ces petits cadeaux que je t'aurais préparés
avec soin aussitôt distribués à des dizaines de mains tendues, ces cadeaux happés
que tu n'auras plus le temps d'offrir avec discernement devant l'urgence de la
demande. Et ta montre, et ta chemise, tu les abandonneras aussi dans le nuage
de poussière, jusqu'à ce que tu te trouves nu. Comme un ver…
L'AMI. – Tu tiendras ta valise dans ta main, et même le chemin de poussière
te reconnaîtra. Tu le reconnaîtras sans le connaître et tu respireras la poussière
immédiatement familière de la piste. Au carrefour tu trouveras le champ des
morts et tes pas sans hésitation te conduiront à l'emplacement des tiens.
Tu sauras d'où tu viens, tu sauras où aller.
LILITH. – Tu sauras d'où tu viens, tu sauras où aller.
LIZA. – Et tu trouveras le cimetière, et tu marcheras de long en large par‑dessus
les tombes sauvages, à la recherche de ces dépouilles anéanties. [...] Les vautours
riront, tu oublieras ce que tu as quitté, tu oublieras ce que tu venais chercher,
ton ailleurs se dérobera, et ton maintenant et ton demain…
LILITH. – Et le goût de la terre mouillée, la motte révulsée sous l'épaisse goutte
de pluie tropicale…
L'AMI. – Car il pleuvra c'est sûr, le jour où tu retrouveras ton enfance.
LIZA. – Il neigera, plutôt. Il neigera ce jour‑là.
Djibril se réveille en sursaut, essuie frénétiquement tout son corps avec le drap, va
ouvrir des volets sur un paysage de moyenne montagne éclatant de lumière. Il sourit,
s'apprête à ouvrir la fenêtre. Noir.