HUGO. – Hoederer, je… je sais mieux que vous ce que c'est que le mensonge : chez mon père tout le monde se mentait. Je ne respire que depuis mon entrée au Parti1. Pour la première fois j'ai vu des hommes qui ne mentaient pas aux autres hommes. Chacun pouvait avoir confiance en tous et tous en chacun, le militant le plus humble avait le sentiment que les ordres des dirigeants lui révélaient sa volonté profonde, et s'il y avait un coup dur, on savait pourquoi on acceptait de mourir. Vous n'allez pas…
HOEDERER. – Mais de quoi parles‑tu ?
HUGO. – De notre Parti.
HOEDERER. – De notre Parti ? Mais on y a toujours un peu menti. Comme partout ailleurs. Et toi Hugo, tu es sûr que tu ne t'es jamais menti, que tu ne mens pas à cette minute même ?
HUGO. – Je n'ai jamais menti aux camarades. Je… À quoi sert de lutter pour la libération des hommes, si on les méprise assez pour leur bourrer le crâne ?
HOEDERER. – Je mentirai quand il faudra et je ne méprise personne. Le mensonge, ce n'est pas moi qui l'ai inventé : il est né dans une société divisée en classes et chacun de nous l'a hérité en naissant. Ce n'est pas en refusant de mentir que nous abolirons le mensonge : c'est en usant de tous les moyens pour supprimer les classes.
HUGO. – Tous les moyens ne sont pas bons.
HOEDERER. – Tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces.
HUGO. – Alors de quel droit condamnez‑vous la politique du Régent2 ? Il a déclaré la guerre à l'U.R.S.S. parce que c'était le moyen le plus efficace de sauvegarder l'indépendance nationale.
HOEDERER. – Est‑ce que tu t'imagines que je la condamne ? Il a fait ce que n'importe quel type de sa caste aurait fait à sa place. Nous ne luttons ni contre des hommes ni contre une politique mais contre la classe qui produit cette politique et ces hommes.
HUGO. – Et le meilleur moyen que vous ayez trouvé pour lutter contre elle, c'est de lui offrir de partager le pouvoir avec vous ?
HOEDERER. – Parfaitement. Aujourd'hui, c'est le meilleur moyen. (Un temps) Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! À quoi cela servira‑t‑il et pourquoi viens‑tu parmi nous ? La pureté, c'est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi, j'ai les mains sales. Jusqu'aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est‑ce que tu t'imagines qu'on peut gouverner innocemment ?
Le parti révolutionnaire d'Illyrie, qui rappelle le Parti communiste, dont Sartre était membre.