Dépossédé de son fief, Raoul de Cambrai veut s'emparer
de la terre d'Herbert de Vermandois, qui a pourtant
des héritiers. Les deux camps s'affrontent. Le chevalier
Bernier, écuyer de Raoul, est aussi parent d'Herbert de
Vermandois. Au plus fort de la bataille, Bernier supplie
Raoul d'éviter le combat entre eux.
Quand Bernier voit que Raoul le combattant n'a que faire
de sa prière, il éperonne son destrier1 avec vigueur. Raoul
fait de même et s'élance vers lui. Tous deux se donnent de
grands coups sur leurs écus2 et les pourfendent sous la boucle.
Bernier, alors dans son droit, frappe Raoul : il lui plonge dans
le corps sa bonne lance et le gonfanon3, de sorte qu'il l'arrête
net. Raoul frappe Bernier avec une telle fureur que son écu
et son haubert4 ne lui sont d'aucun secours, et il l'aurait tué,
sachez‑le bien ; mais Dieu et le bon droit vinrent en aide à Bernier,
et le fer ne fit que le frôler sur le côté. Bernier se retourne,
furieux, et frappe Raoul sur son heaume5 étincelant, dont il
fait tomber les fleurs et les pierres. Sa lourde épée tranche la
coiffe du bon haubert et s'enfonce jusqu'à la cervelle. Raoul tombe de cheval, tête
en avant. Les fils de Herbert en sont remplis de joie. Mais tel en est joyeux qui
plus tard s'en affligera, comme vous l'entendrez si je chante pour vous longtemps.
Le comte Raoul tente de se redresser. Avec une grande force, il tire son épée
d'acier. Si vous l'aviez vu lever son épée vers le ciel ! Mais il ne trouve où l'abattre,
la lame frappe la terre et s'y enfonce de toute sa longueur. Il ne peut l'en retirer qu'à
grand peine. Sa belle bouche se serre, ses yeux brillants s'obscurcissent. Il invoque
Dieu, le tout puissant : « Glorieux père, juge suprême, comme je vois à présent
mon corps s'affaiblir ! [...] Secourez‑moi, douce dame du ciel ! » Bernier l'entend,
peu s'en faut qu'il n'en perde la raison. Sous son heaume il se met à pleurer, et
il dit à voix haute : « Ah ! sire Raoul, fils de noble femme, tu m'adoubas6, cela je
ne puis le nier. Mais depuis je l'ai durement payé. Tu as brûlé ma mère dans un
monastère et moi tu m'as brisé la tête. Certes, tu m'en as offert réparation, cela je
ne puis le nier, et je ne cherche plus à me venger. » Le comte Ernaud se met à crier :
« Laisse cet homme mort venger son poing7 !
– Vraiment, dit Bernier, je ne veux pas vous en empêcher. Mais il est mort.
À quoi bon y toucher ?
– J'ai bien des raisons d'être en colère. »
Il fait passer son cheval à gauche et tenant son épée d'acier dans son poing
droit, il frappe Raoul sans pitié sur son heaume qu'il veut briser et dont il fait
sauter la pierre centrale. Il tranche la coiffe du haubert double et trempe son
épée dans la cervelle. Cela ne lui suffit pas, alors il reprend son épée et la plonge
tout entière dans le corps de Raoul. L'âme du noble chevalier s'en va. Que Dieu
la reçoive, s'il est permis de faire cette prière !
Cotte de mailles, cuirasse
composée d'une chemise et (ici) d'une capuche (coiffe).
Au cours d'un précédent combat, Raoul a tranché le poing gauche d'Ernaud.