Il suivit ainsi la rue de Paris dans toute sa longueur ; puis il prit à droite, et s'avança vers l'église du Saint-Sauveur. Elle était tendue de noir comme pour un convoi funéraire : c'était bien en effet quelque chose comme cela. Un condamné qui marche à l'échafaud, qu'est-ce autre chose qu'un cadavre vivant ?
En arrivant devant la porte, Georges tressaillit. Près du bon vieux prêtre qui l'attendait sous le porche était une femme vêtue de noir, voilée de noir.
Cette femme, en costume de veuve, que faisait-elle là ? qu'attendait-elle là ?
Malgré lui, Georges doubla le pas ; ses yeux étaient fixés sur cette femme et ne pouvaient s'en détacher.
Puis, à mesure qu'il approchait, son cœur battait plus fort, son pouls, si calme devant la mort, devenait fiévreux devant cette femme. Au moment où il mit le pied sur la première marche de la petite église, elle-même fit un pas au-devant de lui. Georges franchit les quatre marches d'un bond, leva le voile, jeta un grand cri et tomba à genoux.
C'était Sara.
Sara étendit la main d'un mouvement lent et solennel : il se fit un grand silence dans toute cette foule.
– Écoutez, dit-elle, sur le seuil de l'église où il entre, sur le seuil du tombeau où il est prêt d'entrer, à la face de Dieu et des hommes, je vous prends tous à témoin que moi, Sara de Malmédie, je viens demander à monsieur Georges Munier s'il veut bien me prendre pour épouse.
– Sara ! s'écria Georges en éclatant en sanglots, Sara, tu es la plus
digne, la plus noble, la plus généreuse de toutes les femmes.
Puis, se relevant de toute sa hauteur et l'enveloppant de son bras
comme s'il eût craint de la perdre :
– Viens, ma veuve, dit-il ; et il l'entraîna dans l'église.
Si jamais triomphateur fut fier de son triomphe, ce fut Georges. En un
instant, en une seconde tout était changé pour lui : d'un mot Sara venait de le mettre au-dessus de tous ces hommes qui le regardaient passer en souriant. Ce n'était plus un pauvre insensé, impuissant à atteindre un but impossible et mourant avant de l'avoir atteint. C'était un vainqueur frappé au moment de sa victoire ; c'était Épaminondas2 arrachant le javelot mortel de sa poitrine, mais de son dernier regard voyant fuir l'ennemi.
Ainsi, par la seule puissance de sa volonté, par la seule influence de sa valeur personnelle, lui, mulâtre, s'était fait aimer d'une femme blanche, et sans qu'il eût fait un pas vers elle, sans qu'il eût essayé d'influencer sa détermination par un mot, par une lettre, par un signe, cette femme était venue l'attendre sur le chemin de l'échafaud, et à la face de tous, ce qui ne s'était jamais vu peut-être dans la colonie3, elle l'avait choisi pour époux.
[...] Ce n'était plus le condamné prêt à monter sur l'échafaud, c'était le martyr s'élançant au ciel.
1. Personne métisse née d'un parent blanc et d'un autre noir.
2. Général et homme politique thébain du IV
e siècle av. J.‐C.
3. Il s'agit de celle de l'île Maurice.