De même qu'il n'y a pas d'amour sans éblouissement du cœur, il n'y a guère de volupté véritable sans émerveillement de la beauté. Le reste n'est tout au plus que fonctionnement machinal, comme la soif et la faim. Les Néréides ont ouvert au jeune insensé l'accès d'un monde féminin aussi différent des filles de l'île que celles-ci le sont des femelles du bétail ; elles lui ont apporté l'enivrement de l'inconnu, l'épuisement du miracle, les malignités étincelantes du bonheur. On prétend qu'il n'a jamais cessé de les rencontrer, aux heures chaudes où ces beaux démons de midi rôdent en quête d'amour ; il semble avoir oublié jusqu'au visage de sa fiancée, dont il se détourne comme d'une guenon dégoûtante ; il crache sur le passage de la femme du pope2, qui a pleuré deux mois avant de se consoler. Les nymphes l'ont abêti pour mieux le mêler à leurs jeux, comme une espèce de faune innocent. Il ne travaille plus ; il ne s'inquiète plus ni des mois ni des jours ; il s'est fait mendiant, de sorte qu'il mange presque toujours à sa faim3. Il vagabonde dans le pays, évitant le plus possible les grandes routes ; il s'enfonce dans les champs et les bois de pins au creux des collines désertes ; et on dit qu'une fleur de jasmin posée sur un mur de pierres sèches, un caillou blanc au pied d'un cyprès sont autant de messages où il déchiffre l'heure et le lieu du prochain rendez-vous des fées. Les paysans prétendent qu'il ne vieillira pas : comme tous ceux qu'un mauvais sort a touchés, il se fanera sans qu'on sache s'il a dix-huit ou quarante ans. Mais ses genoux tremblent, son esprit s'en est allé pour ne plus revenir, et la parole ne renaîtra plus jamais sur ses lèvres : Homère4 déjà savait qu'ils voient se consumer leur intelligence et leur force, ceux qui couchent avec les déesses d'or. Mais j'envie5 Panégyotis. Il est sorti du monde des faits pour entrer dans celui des illusions, et il m'arrive de penser que l'illusion est peut-être la forme que prennent aux yeux du vulgaire les plus secrètes réalités.
1. Dans la mythologie grecque, divinités secondaires marines à l'apparence de jeunes filles. Elles font ici l'objet d'une adaptation de la part de Yourcenar, qui en fait des divinités champêtres.
2. Prêtre orthodoxe en Grèce.
3. Il vit de l'aumône de ceux qu'ils croisent.
4. Poète grec du VIII
e siècle av. J.‐C. qui, dans l'
Iliade et l'
Odyssée, a notamment évoqué les amours des mortels et des dieux.
5. C'est le narrateur de la nouvelle, Jean Démétriadis, qui s'exprime ici.