Françoise Héritier est une anthropologue et ethnologue engagée dans les luttes féministes. Elle s'interroge sur les fondements anthropologiques des inégalités entre femmes et hommes. Dans cet article, elle montre le lien entre les conditions de vie des femmes et la santé économique d'un pays.
« Sous-développement et alphabétisation des femmes »
[O]n découvre depuis peu que l'amélioration du sort fait aux femmes n'est pas seulement un impératif d'ordre
éthique1et philosophique, mais aussi un impératif économique. D'après une étude de la Banque mondiale (laquelle n'est pas
philanthropique2) présentée à l'occasion de l'Assemblée générale des Nations unies sur l'égalité entre les sexes, en juin 2000, l'expérience montre qu'une société qui accorde plus de droits aux femmes, et surtout qui leur permet l'accès à l'éducation, améliore sa productivité économique à long terme et la santé globale de la population. La lutte contre la pauvreté est ainsi devenue une priorité des
institutions multilatérales3 l'augmentation de la pauvreté mondiale fait courir à l'économie. Le prix Nobel de l'économie, Amartya Sen, pense lui aussi que l'émancipation des femmes est un facteur décisif de changement. Le passage de l'alphabétisation féminine en Inde de 22 % (en 1980) à 75 % (en 1991) a réduit la mortalité des enfants de moins de 5 ans de 156 ‰ à 110 ‰. De même, la baisse souhaitable au niveau national du taux de fertilité est, dit-il, une conséquence de l'élévation du niveau d'instruction des femmes : « L'instruction a élargi leur horizon, les a mises au contact de quelques notions, au moins de planning familial, et les a dotées d'une plus grande
latitude4 pour exercer leur rôle d'agent dans les décisions familiales, y compris en matière de fertilité et de naissance. » Des expériences particulières menées au Bangladesh, au Pakistan, en Inde, mais aussi dans quelques pays d'Europe, comme la Finlande, et d'Amérique latine par la Grameen Bank de Mohammed Yunus, qui prête quasi exclusivement aux femmes de très petites sommes pour se lancer dans de très petites entreprises, montrent que les femmes clientes remboursent leurs modestes emprunts, font fructifier leurs entreprises, et de
surcroît5 investissent collectivement une part de leurs bénéfices dans des projets communs d'amélioration locale : des routes, des puits, des écoles, des dispensaires. Mohammed Yunus encourage ces créations et ces investissements par un soutien d'alphabétisation, lorsqu'il en est besoin. Ces entreprises démontrent au grand jour à la fois le rôle important des femmes dans le développement, et réciproquement, le rôle de leur réussite économique et financière dans la reconnaissance de leurs aptitudes et d'une forme d'autonomie par rapport à leurs familles.