Messieurs, je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l'état actuel des choses, l'état actuel de l'opinion, l'état des esprits en France, est de nature à alarmer et à affliger. Pour mon compte, je déclare sincèrement à la Chambre que j'éprouve une certaine crainte pour l'avenir […] pour la première fois peut‑être depuis seize ans, le sentiment, l'instinct de l'instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître, que ce sentiment existe à un degré très grave dans le pays. […] Telle est, messieurs, ma conviction profonde ; je crois que nous nous endormons à l'heure qu'il est sur un volcan, j'en suis profondément convaincu.
Songez, messieurs, à l'ancienne monarchie ; elle était plus forte que vous, plus forte par son origine ; elle s'appuyait mieux que vous sur d'anciens usages, sur de vieilles moeurs, sur d'antiques croyances ; elle était plus forte que vous, et cependant elle est tombée dans la poussière. Et pourquoi est‑elle tombée ? Croyez-vous que ce soit par tel accident particulier ? Pensez-vous que ce soit le fait de tel homme, le déficit, le serment du Jeu de paume, Lafayette, Mirabeau ? Non, messieurs ; il y a une cause plus profonde et plus vraie, et cette cause c'est que la classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner. Voilà la véritable cause.
[…] Est-ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d'intuition instinctive qui ne peut pas s'analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? Est-ce que vous ne sentez pas… que dirai-je ? Un vent de révolutions qui est dans l'air ? […] Est‑ce donc que la vie des rois tient à des fils plus fermes et plus difficiles à briser que celle des autres hommes ? […] Est-ce que vous savez ce qui peut arriver en France d'ici à un an, à un mois, à un jour peut-être ? Vous l'ignorez ; mais ce que vous savez, c'est que la tempête est à l'horizon, c'est qu'elle marche sur vous ; vous laisserez-vous prévenir par elle ?
Messieurs, je vous supplie de ne pas le faire ; je ne vous le demande pas, je vous en supplie ; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler n'est pas recourir à une vaine forme de rhétorique. Oui, le danger est grand ! Conjurez‑le quand il en est temps encore ; corrigez le mal par des moyens efficaces, non en l'attaquant dans ses symptômes, mais en lui même.
On a parlé de changements dans la législation. Je suis très porté à croire que ces changements sont non seulement utiles, mais nécessaires : ainsi je crois à l'utilité de la réforme électorale, à l'urgence de la réforme parlementaire […] mais, pour Dieu, changez l'esprit du gouvernement, car, je vous le répète, cet esprit-là vous conduit à l'abîme.