Lettre CLXXV
Madame de Volanges à Madame de Rosemonde
Le sort de M
me de Merteuil paraît enfin rempli, ma chère et digne amie ; et
il est tel que ses plus grands ennemis sont partagés entre l'indignation qu'elle
mérite, et la pitié qu'elle inspire. J'avais bien raison de dire que ce serait peutêtre
un bonheur pour elle de mourir de sa
petite vérole1. Elle en est revenue, il
est vrai, mais affreusement défigurée ; et elle y a particulièrement perdu un oeil.
Vous jugez bien que je ne l'ai pas revue ; mais on m'a dit qu'elle était vraiment
hideuse.
Le marquis de ***, qui ne perd pas l'occasion de dire une méchanceté, disait
hier, en parlant d'elle, que la maladie l'avait retournée, et qu'à présent son âme
était sur sa figure. Malheureusement tout le monde trouva que l'expression était
juste.
Un autre événement vient d'ajouter encore à ses disgrâces et à ses torts.
Son
procès2 a été jugé avant-hier, et elle l'a perdu tout d'une voix.[...]
Aussitôt qu'elle a appris cette nouvelle, quoique malade encore, elle a pris
ses arrangements, et est partie dans la nuit, seule et
en poste3. Ses gens disent
aujourd'hui qu'aucun d'eux n'a voulu la suivre.
[...] La famille doit s'assembler demain pour voir à prendre des arrangements
avec les
créanciers4. Quoique parente bien éloignée, j'ai offert d'y concourir ;
mais je ne me trouverai pas à cette assemblée, devant assister à une cérémonie
plus triste encore. Ma fille prend demain l'habit de
postulante5.[...]
Quelle fatalité s'est donc répandue autour de moi depuis quelque temps, et
m'a frappée dans
les objets6 les plus chers ! Ma fille et mon amie ! Qui pourrait
ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule
liaison7 dangereuse
! et quelles peines ne s'éviterait-on point en y réfléchissant davantage !
Quelle femme ne fuirait pas au premier propos d'un séducteur ? Quelle mère
pourrait, sans trembler, voir une autre personne qu'elle parler à sa fille ? Mais
ces réflexions tardives n'arrivent jamais qu'après l'événement ; et l'une des plus
importantes vérités, comme aussi peut-être des plus généralement reconnues,
reste étouffée, et sans usage dans le tourbillon de nos
moeurs inconséquentes8.
Adieu, ma chère et digne amie ; j'éprouve en ce moment que notre raison,
déjà si insuffisante pour prévenir nos malheurs, l'est encore davantage pour nous
en consoler.
Paris, 14 janvier 17**.