Saccard parut s'éveiller d'un songe ; il tressaillit, il se tourna
peureusement du côté de la chambre voisine, où il avait cru
entendre un léger bruit.
– Mais je ne puis pas, dit-il avec angoisse, tu sais bien que je
ne puis pas…
M
me Sidonie le regardait fixement, d'un air froid et dédaigneux.
Tout le sang des Rougon, toutes ses ardentes convoitises
lui remontèrent à la gorge.
Il prit une carte de visite dans son
portefeuille et la donna à sa soeur1, qui la mit sous enveloppe, après avoir raturé l'adresse avec soin. Elle descendit ensuite. Il était à peine neuf heures.
Saccard, resté seul, alla appuyer son front contre les vitres glacées. Il s'oublia jusqu'à
battre la retraite2 sur le verre, du bout des doigts. Mais il faisait une nuit si noire, les ténèbres au-dehors
s'entassaient en masses si étranges, qu'il éprouva un malaise, et
machinalement il revint dans la pièce où Angèle se mourait. Il
l'avait oubliée, il éprouva une secousse terrible en la retrouvant
levée à demi sur ses oreillers ; elle avait les yeux grands ouverts,
un flot de vie semblait être remonté à ses joues et à ses lèvres. La
petite Clotilde, tenant toujours sa poupée, était assise sur le bord
de la couche ; dès que son père avait eu le dos tourné, elle s'était
vite glissée dans cette chambre, dont on l'avait écartée, et où la
ramenaient ses curiosités joyeuses d'enfant. Saccard, la tête pleine
de l'histoire de sa sœur, vit son rêve à terre. Une affreuse pensée
dut luire dans ses yeux. Angèle, prise d'épouvante, voulut se jeter au fond du lit, contre le mur ; mais la mort venait, ce réveil dans l'agonie était la clarté suprême de la lampe qui s'éteint. La moribonde ne put bouger ; elle s'affaissa, elle continua de tenir ses yeux grands ouverts sur son mari, comme pour surveiller ses mouvements. Saccard, qui avait cru à quelque résurrection diabolique, inventée par le destin pour le clouer dans la misère, se rassura en voyant que la malheureuse n'avait pas une heure à vivre. Il n'éprouva plus qu'un malaise intolérable.
Les yeux d'Angèle disaient qu'elle avait entendu la conversation de son mari
avec M
me Sidonie, et qu'elle craignait qu'il ne l'étranglât, si elle ne mourait pas
assez vite. Et il y avait encore, dans ses yeux, l'horrible étonnement d'une nature
douce et inoffensive s'apercevant, à la dernière heure, des infamies de ce monde, frissonnant à la pensée des longues années passées côte à côte avec un bandit.
Peu à peu, son regard devint plus doux ; elle n'eut plus peur, elle dut excuser ce misérable, en songeant à la lutte acharnée qu'il livrait depuis si longtemps à la fortune. Saccard, poursuivi par ce regard de mourante, où il lisait un si long reproche, s'appuyait aux meubles, cherchait des coins d'ombre. Puis, défaillant, il voulut chasser ce cauchemar qui le rendait fou, il s'avança dans la clarté de la lampe. Mais Angèle lui fit signe de ne pas parler. Et elle le regardait toujours de cet air d'angoisse épouvantée, auquel se mêlait maintenant une promesse de pardon. Alors il se pencha pour prendre Clotilde entre ses bras et l'emporter dans l'autre chambre. Elle le lui défendit encore, d'un mouvement de lèvres. Elle exigeait qu'il restât là. Elle s'éteignit doucement, sans le quitter du regard, et à mesure qu'il pâlissait, ce regard prenait plus de douceur. Elle pardonna au dernier soupir. Elle mourut comme elle
avait vécu, mollement, s'effaça dans la
mort, après s'être effacée dans la vie.
Saccard demeura frissonnant devant
ses yeux de morte, restés ouverts, et qui
continuaient à le poursuivre dans leur
immobilité. La petite Clotilde berçait
sa poupée sur un bord du drap, doucement,
pour ne pas réveiller sa mère.
Quand M
me Sidonie remonta,
tout était fini. D'un coup de doigt, en
femme habituée à cette opération, elle
ferma les yeux d'Angèle, ce qui soulagea
singulièrement Saccard.