Le bal costumé bat son plein chez les Saccard. Renée vient d'apprendre que Maxime
va se marier. Consternée, elle l'entraîne dans sa chambre. Mais Sidonie le remarque
et prévient Aristide, qui surprend les deux amants enlacés. Furieux, il se calme soudain
en voyant que sa femme a signé l'acte de vente de sa dernière propriété. Il s'en
empare et quitte la pièce avec son fils. Renée se retrouve seule, humiliée et désespérée.
Elle s'aperçut dans la haute glace de l'armoire.
Elle s'approcha, étonnée de se voir,
oubliant son mari, oubliant Maxime, toute préoccupée
par l'étrange femme qu'elle avait devant
elle. La folie montait. Ses cheveux jaunes, relevés
sur les tempes et sur la nuque, lui parurent
une nudité, une obscénité. […]
Qui l'avait mise nue ? Que faisait-elle dans
ce débraillé de fille qui se découvre jusqu'au
ventre ? Elle ne savait plus. Elle regardait ses
cuisses que le maillot arrondissait, ses hanches
dont elle suivait les lignes souples sous la gaze,
son buste largement ouvert ; et elle avait honte
d'elle, et un mépris de sa chair l'emplissait d'une
sourde colère contre ceux qui la laissaient ainsi,
avec de simples cercles d'or aux chevilles et aux
poignets pour lui cacher la peau. […]
Et, dans l'ombre bleuâtre de la glace, elle crut
voir se lever les figures de Saccard et de Maxime.
Saccard, noirâtre, ricanant, avait une couleur de fer, un rire de tenaille, sur ses
jambes
grêles1. Cet homme était une volonté. Depuis dix ans, elle le voyait dans
la forge, dans les éclats du métal rougi, la chair brûlée, haletant, tapant toujours,
soulevant des marteaux vingt fois trop lourds pour ses bras, au risque de s'écraser
lui-même. Elle le comprenait maintenant ; il lui apparaissait grandi par cet effort
surhumain, par cette coquinerie énorme, cette idée fixe d'une immense fortune
immédiate. Elle se le rappelait sautant les obstacles, roulant en pleine boue, et ne
prenant pas le temps de s'essuyer pour arriver avant l'heure, ne s'arrêtant même
pas à jouir en chemin, mâchant ses pièces d'or en courant. Puis la tête blonde et
jolie de Maxime apparaissait derrière l'épaule rude de son père : il avait son clair
sourire de fille, ses yeux vides de
catin2 qui ne se baissaient jamais, sa raie au milieu
du front, montrant la blancheur du crâne. Il se moquait de Saccard, il le trouvait
bourgeois de se donner tant de peine pour gagner un argent qu'il mangeait,
lui, avec une si adorable paresse. Il était entretenu. Ses mains longues et molles
contaient ses vices. Son corps épilé avait une pose lassée de femme assouvie. Dans
tout cet être lâche et mou, où tout le vice coulait avec la douceur d'une eau tiède,
ne luisait pas seulement l'éclair de la curiosité du mal. Il subissait. Et Renée, en
regardant les deux apparitions sortir des ombres légères de la glace, recula d'un
pas, vit que Saccard l'avait jetée comme un enjeu, comme une
mise de fonds3, et que Maxime s'était trouvé là, pour ramasser ce louis tombé de la poche du
spéculateur. Elle restait une valeur dans le portefeuille de son mari ; il la poussait
aux
toilettes d'une nuit4, aux amants d'une saison ; il la tordait dans les flammes
de sa forge, se servant d'elle, ainsi que d'un métal précieux, pour dorer le fer de
ses mains. Peu à peu, le père l'avait ainsi rendue assez folle, assez misérable, pour
les baisers du fils. Si Maxime était le sang appauvri de Saccard, elle se sentait, elle,
le produit, le fruit
véreux5 de ces deux hommes, l'infamie qu'ils avaient creusée
entre eux, et dans laquelle ils roulaient l'un et l'autre.
Elle savait maintenant. C'étaient ces gens qui l'avaient mise nue. Saccard
avait dégrafé le corsage, et Maxime avait fait tomber la jupe. Puis, à eux deux,
ils venaient d'arracher la chemise. À présent, elle se trouvait sans un lambeau,
avec des cercles d'or, comme une esclave. Ils la regardaient tout à l'heure, ils ne
lui disaient pas : « Tu es nue. » Le fils tremblait comme un lâche, frissonnait à la
pensée d'aller jusqu'au bout de son crime, refusait de la suivre dans sa passion.
Le père, au lieu de la tuer, l'avait volée ; cet homme punissait les gens en vidant
leurs poches […]. C'étaient des lâches.
Ils l'avaient mise nue.