Il faut imaginer le site de nuit, gelé jusqu'à la côte finlandaise,
[à 35‑40 kilomètres], et [mon grand‑père et ses
deux fils aînés] se lançant dans la nuit pour atteindre la
frontière finlandaise. Lui est sur des skis de fond, son fils
aîné aussi et mon père est dans un traîneau tiré par un
cheval, probablement avec d'autres fuyards. D'abord il y a
des gardes rouges qui patrouillent de nuit sur cette zone et
qui tirent au jugé sur le bruit du traîneau, et aussi le bruit
des skis de fond. Mais en plus, les bolcheviks […] lancent
chaque nuit un brise‑glace depuis Pétrograd pour empêcher
toute fuite. Et le souvenir de mon père qui revenait
le plus souvent, c'était le craquement de ce brise‑glace…
Est‑ce qu'il vont passer ? C'était risqué de trouver des
passeurs, d'avoir les moyens de les payer. Parce que mon
grand‑père et ma grand‑mère n'avaient plus rien. Ils
avaient été expulsés, ils avaient peut‑être encore quelques
bijoux sur eux, je ne sais pas. […] Le passeport Nansen, je
crois qu'ils l'ont eu dans les pays baltes. […] S'ils arrivent
dans les pays baltes, c'est grâce à un faux passeport balte.
Or justement, le but du passeport Nansen était de rendre
aux gens leur identité réelle. Et là, ils ont obtenu le passeport
Nansen, qui alors leur a permis de s'installer en
Belgique. […] Mes grands‑parents l'ont conservé jusqu'à
la fin de leurs jours. Ils n'ont jamais pris la nationalité
belge. Je crois que ça leur paraissait inconcevable.