Demandons-nous quels sont les êtres conscients et jusqu'où le domaine de la
conscience s'étend dans la nature. Mais n'exigeons pas ici l'évidence complète,
rigoureuse, mathématique ; nous n'obtiendrions rien. Pour savoir de science certaine
qu'un être est conscient, il faudrait pénétrer en lui, coïncider avec lui, être
lui. Je vous défie de prouver, par expérience ou par raisonnement, que moi, qui
vous parle en ce moment, je sois un être conscient. a Je pourrais être un automate
ingénieusement construit par la nature, allant, venant, discourant ; les paroles
mêmes par lesquelles je me déclare conscient pourraient être prononcées inconsciemment.
Toutefois, si la chose n'est pas impossible, vous m'avouerez qu'elle
n'est guère probable. Entre vous et moi il y a une ressemblance extérieure
évidente ; et de cette ressemblance extérieure vous concluez, par analogie, à une
similitude interne. Le raisonnement par analogie ne donne jamais, je le veux bien,
qu'une probabilité ; mais il y a une foule de cas où cette probabilité est assez haute
pour équivaloir pratiquement à la certitude. […]
On dit quelquefois : « La conscience est liée chez nous à un cerveau ; donc il
faut attribuer la conscience aux êtres vivants qui ont un cerveau, et la refuser aux
autres. »b Mais vous apercevez tout de suite le vice de cette argumentation. En raisonnant
de la même manière, on dirait aussi bien : « La digestion est liée chez nous
à un estomac ; donc les êtres vivants qui ont un estomac digèrent, et les autres ne
digèrent pas. » Or on se tromperait gravement, car il n'est pas nécessaire d'avoir un
estomac, ni même d'avoir des organes, pour digérer : une amibe digère, quoiqu'elle
ne soit qu'une masse protoplasmique. […]. De même, la conscience est incontestablement
liée au cerveau chez l'homme : mais il ne suit pas de là qu'un cerveau soit
indispensable à la conscience. Plus on descend dans la série animale, plus les centres
nerveux se simplifient et se séparent […] : ne devons-nous pas supposer que si, au
sommet de l'échelle des êtres vivants, la conscience se fixait sur des centres nerveux
très compliqués, elle accompagne le système nerveux tout le long de la descente, et
que lorsque la substance nerveuse vient enfin se fondre dans une matière vivante
encore indifférenciée, la conscience s'y éparpille elle‑même, diffuse et confuse,
réduite à peu de chose, mais non pas tombée à rien ?c Donc, à la rigueur, tout ce
qui est vivant pourrait être conscient : en principe, la conscience est coextensive à
la vie. Mais l'est‑elle en fait ? Ne lui arrive‑t‑il pas de s'endormir ou de s'évanouir ?
Bergson souligne le problème du
solipsisme : le fait que je n'ai de certitude
que de ma pensée, car je n'accède
jamais à la pensée des autres
de manière directe.
Bergson est dualiste. Il soulève ici la
distinction entre la pensée et le cerveau : la conscience n'est pas dans le
cerveau, même s'ils sont liés.
Il y aurait donc différents niveaux de
conscience (cf. commentaire).