A. Maître K'i était assis sur un escabeau, les yeux levés au ciel, respirant faiblement. Son âme devait être absente. — Étonné, le disciple You qui le servait, se dit : Qu'est ceci ? Se peut‑il que, sans être mort, un être vivant devienne ainsi, insensible comme un arbre desséché, inerte comme la cendre éteinte ? Ce n'est plus mon maître.
— Si, dit Ki, revenant de son extase, c'est encore lui. J'avais seulement, pour un temps, perdu mon moi. Mais que peux-tu comprendre à cela, toi qui ne connais que les accords humains, pas même les terrestres, encore moins les célestes ?
— Veuillez essayer de me faire comprendre par quelque comparaison, dit You
— Soit, dit maître K'i. Le grand souffle indéterminé de la nature s'appelle vent. Par lui‑même le vent n'a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d'anches. Les monts, les bois, les rochers, les arbres, toutes les aspérités, toutes les anfractuosités, résonnent comme autant de bouches, doucement quand le vent est doux, fortement quand le vent est fort. Ce sont des mugissements, des grondements, des sifflements, des commandements, des plaintes, des éclats, des cris, des pleurs. L'appel répond à l'appel. C'est un ensemble, une harmonie. Puis, quand le vent cesse, tous ces accents se taisent. N'as‑tu pas observé cela, en un jour de tempête ? — Je comprends, dit You. Les accords humains sont ceux des instruments à musique faits par les hommes. Les accords terrestres sont ceux des voix de la nature. Mais les accords célestes, maître, qu'est‑ce ?
B.— C'est, dit maître K'i, l'harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c'est science et parler d'ordre inférieur.
Tout est un. Durant le sommeil, l'âme non distraite s'absorbe dans cette unité ; durant la veille, distraite, elle distingue des êtres divers.
Et quelle est l'occasion de ces distinctions ? Ce qui les occasionne, ce sont l'activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs. Du tir à l'arbalète fut dérivée la notion du bien et du mal. Des contrats fut tirée la notion du droit et du tort. On ajouta foi à ces notions imaginaires ; on a été jusqu'à les attribuer au Ciel. Impossible désormais d'en faire revenir les humains. Et cependant, oui, complaisance et ressentiment, peine et joie, projets et regrets ; passion et raison, indolence et fermeté, action et paresse, tous les contrastes, autant de sons sortis d'un même instrument, autant de champignons nés d'une même humidité, modalités fugaces de l'être universel. Dans le cours du temps, tout cela se présente. D'où est‑ce venu ? C'est devenu ! C'est né, entre un matin et un soir, de soi‑même, non comme un être réel, mais comme une apparence. Il n'y a pas d'êtres réels distincts. Il n'y a un moi, que par contraste avec un lui.