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Texte 1
L'homme a une disposition naturelle au langage
Ce texte nous offre une explication matérialiste du langage : il est produit par la nature et remplit une fonction dans la vie matérielle de l'homme. Dès la naissance, le désir de communiquer travaille l'individu, pour éclore à travers les moyens que la nature a préparés en lui.
Quant aux divers sons du langage, c'est la nature qui poussa les hommes à les émettre, et c'est le besoin qui fit naître les noms des chosesa : à peu près comme nous voyons l'enfant amené par son incapacité même de s'exprimer avec la langue, à recourir au geste qui lui fait désigner du doigt les objets présents. Chaque être en effet a le sentiment de l'usage qu'il peut faire de ses facultés. Avant même que les cornes aient commencé à poindre sur son front, le veau irrité s'en sert pour menacer son adversaire et le poursuivre tête baissée. Les petits des panthères, les jeunes lionceaux se défendent avec leurs griffes, leurs pattes et leurs crocs, avant même que griffes et dents leur soient poussées. […] Enfin qu'y a‑t‑il là‑dedans de si étrange, que le genre humain, en possession de la voix et de la langue, ait désigné suivant ses impressions diverses les objets par des noms divers ? Les troupeaux privés de la parole, et même les espèces sauvages poussent bien des cris différents, suivant que la crainte, la douleur ou la joie les pénètre, comme il est aisé de s'en convaincre par des exemples familiers.
Lucrèce
De la nature des choses, Ier s. av. J.-C., trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, 1964.
Aide à la lecture
a. En disant que le langage se développe selon les besoins et la nature de l'espèce humaine, Lucrèce dit aussi qu'il n'a ni une origine divine, ni une origine conventionnelle : « Aussi penser qu'alors un homme ait pu donner à chaque chose son nom, et que les autres aient appris de lui les premiers éléments du langage, est vraiment folie. » Ibid.
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Question
Le langage humain n'est‑il qu'un cri articulé ?
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Texte 2
Le langage est essentiel à notre humanité
Texte fondateur
Descartes montre que le langage humain est un instrument mental pour construire notre rapport au monde. Par cette capacité, l'humanité se distingue de l'animalité.
Enfin il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soimême, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos de ce qui se présente, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à proposa, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison ; et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux. [...] [Il] ne s'est jamais trouvé de bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions ; et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'il n'en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent.
René Descartes
Lettre au Marquis de Newcastle, 1646.
Aide à la lecture
a. Ce qui peut nous assurer qu'un autre homme n'est pas qu'un animal ou une machine, c'est qu'il utilise le langage pour exprimer une pensée. C'est le sens des « signes à propos » qui ne désignent pas la cohérence de la pensée (le fou pense), mais l'expression caractérisant une chose pensante, même si elle déraisonne.
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Question
Les hommes s'expriment‑ils parfois comme les animaux ?
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Texte 3
La relation à l'autre se constitue dans le langage
Le langage nous permet d'éprouver l'intersubjectivité, car tout « je » suppose un « tu » auquel il s'adresse. Autrui disposant des mêmes capacités, cette relation est réversible. Le langage est donc à la fois une affirmation de la conscience d'une personne et une reconnaissance d'autrui.
La conscience de soi n'est possible que si elle s'éprouve par contraste. Je n'emploie je qu'en m'adressant à quelqu'un qui sera dans mon allocution un tu. C'est cette condition de dialoguea qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l'allocution de celui qui à son tour se désigne par je. C'est là que nous voyons un principe dont les conséquences sont à dérouler dans toutes les directions. Le langage n'est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui‑même comme je dans son discours. De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu'elle est à « moi », devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu. La polarité des personnes1, telle est dans le langage la condition fondamentale, dont le procès de communication, dont nous sommes parti, n'est qu'une conséquence toute pragmatique. Polarité d'ailleurs très singulière en soi, et qui présente un type d'opposition dont on ne rencontre nulle part, hors du langage, l'équivalent.
Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie : « ego » a toujours une position de transcendance à l'égard de tu ; néanmoins, aucun des deux termes ne se conçoit sans l'autre ; ils sont complémentaires, mais selon une opposition « intérieur/extérieur », et en même temps ils sont réversiblesb. Qu'on cherche à cela un parallèle ; on n'en trouvera pas. Unique est la condition de l'homme dans le langage.
a. Selon l'étymologie, le mot « dialogue » est composé de Dia qui signifie « entre » et de Logos qui signifie « parole » ou « discours ». Le dialogue est donc une parole en partage, il est intersubjectif.
b. Les deux termes « je » et « tu » entrent dans une relation de définition mutuelle, sans se confondre l'un avec l'autre.
Note de bas de page
1. La polarité des personnes désigne la relation du « Je » et du « tu ».
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Benveniste - XXe siècle
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Question
Pourquoi la condition de l'homme dans le langage est‑elle unique ?
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Activité
Résumez les thèses du texte 1, du texte 2, et du texte 3,puis cherchez des exemples qui illustrent chacune d'entre elles.
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Texte 4
Qu'est-ce que le sens ?
Texte fondateur
Par le langage, l'homme crée et échange du sens. La langue contient des unités signifiantes qu'on appelle des signes. ceux‑ci associent un concept à la forme sonore d'un mot.
Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s'il nous arrive de l'appeler « matérielle », c'est seulement dans ce sens et par opposition à l'autre terme de l'association, le concept, généralement plus abstrait.
Le caractère psychique de nos images acoustiques apparaît bien quand nous observons notre propre langage. Sans remuer les lèvres ni la langue, nous pouvons nous parler à nous-mêmes ou nous réciter mentalement une pièce de vers. C'est parce que les mots de la langue sont pour nous des images acoustiques qu'il faut éviter de parler des « phonèmesa » dont ils sont composés. Ce terme, impliquant une idée d'action vocale, ne peut convenir qu'au mot parlé, à la réalisation de l'image intérieure dans le discours. En parlant des sons et des syllabes d'un mot, on évite ce malentendu, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de l'image acoustique.
Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces, qui peut être représentée par la
figureb :
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Ces deux éléments sont intimement unis et s'appellent l'un l'autre. Que nous cherchions le sens du mot latin arbor ou le mot par lequel le latin désigne le concept « arbre », il est clair que seuls les rapprochements consacrés par la langue nous apparaissent conformes à la réalité, et nous écartons n'importe quel autre qu'on pourrait imaginer.
Cette définition pose une importante question de terminologie. Nous appelons signe la combinaison du concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme désigne généralement l'image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept « arbre », de telle sorte que l'idée de la partie sensorielle implique celle du total.
L'ambiguïté disparaîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence par des
noms qui s'appellent les uns les autres tout en s'opposant. Nous proposons de conserver
le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique
respectivement par signifié et signifiant ; ces derniers termes ont l'avantage de marquer l'opposition qui les sépare soit entre eux, soit du total dont ils font partie.
Ferdinand de Saussure
Cours de linguistique générale, 1916.
Aide à la lecture
a. Un phonème est la plus petite unité de son d'une langue. Par exemple, le mot « là » est composé des phonèmes /l/ et /a/.
b. Il faut noter les flèches, dans les deux sens, qui bordent ce dessin original de Saussure. Elles signifient que l'image acoustique renvoie au concept et qu'un concept se pense par une image acoustique. La pensée est une parole intérieure silencieuse.
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Que l'auteur déclare-t-il ?
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Saussure - XIXe siècle
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Question
Comment un signe linguistique fait‑il sens ?
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Texte 5
Le langage est‑il fidèle à notre pensée ?
Texte fondateur
Le langage est‑il capable d'exprimer ce que nous sommes, dans toute la précision de nos pensées et de nos sentiments ? Comment dire à autrui ce que nous ressentons exactement avec des mots si communs qu'ils en deviennent distants ?
Ainsi chacun de nous a sa manière d'aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n'a‑t‑il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l'âme. Nous jugeons du talent d'un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualitéa. Mais de même qu'on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d'un mobile sans jamais combler l'espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable1 avec le langage.
C'est donc une psychologie grossière, dupe du langage, que celle qui nous montre l'âme déterminée par une sympathie, une aversion ou une haine, comme par autant de forces qui pèsent sur elle.
Henri Bergson
Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889.
Aide à la lecture
a. Le remède à la difficulté d'exprimer ses états d'âme est artistique : reconstruire un contexte individualisé, pour que les mots et les phrases prennent sens dans ce monde particulier que sera le poème ou le roman.
Note de bas de page
1. De dimensions incomparables.
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Question
Faut‑il risquer l'incompréhension pour s'exprimer authentiquement ?
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Texte complémentaire
Le sens s'invente dans le langage
Il se peut que je m'agace, aujourd'hui, parce que le mot « amour » ou tel autre ne rend pas compte de tel sentiment. Mais qu'est-ce que cela signifie ? […] À la fois que rien n'existe qui n'exige un nom, ne puisse en recevoir un et ne soit, même, négativement nommé par la carence du langage. Et, à la fois, que la nomination dans son principe même est un art : rien n'est donné sinon cette exigence ; « on ne nous a rien promis » dit Alain. Pas même que nous trouverions les phrases adéquates. Le sentiment parle : il dit qu'il existe, qu'on l'a faussement nommé, qu'il se développe mal et de travers, qu'il réclame un autre signe ou à son défaut un symbole qu'il puisse s'incorporer et qui corrigera sa déviation intérieure ; il faut chercher : le langage dit seulement qu'on peut tout inventer en lui, que l'expression est toujours possible, fût‑elle indirecte, parce que la totalité verbale, au lieu de se réduire, comme on croit, au nombre fini des mots qu'on trouve dans le dictionnaire, se compose des différenciations infinies – entre eux, en chacun d'eux – qui, seules, les actualisent. Cela veut dire que l'invention caractérise la parole : on inventera si les conditions sont favorables ; sinon l'on vivra mal des expériences mal nommées. Non : rien n'est promis, mais on peut dire en tout cas qu'il ne peut y avoir a priori d'inadéquation radicale du langage à son objet par cette raison que le sentiment est discours et le discours sentiment.