Ce qui importe, ce n'est pas de faire des expériences neuves, mais de s'éveiller en soi‑même et d'apprendre à partir de ce qu'on a. Les milliers de concepts abstraits qui débouchent les uns dans les autres, s'interpénètrent, sont comme les alluvions que le grand fleuve dépose sur ses rives. Lorsqu'on nage au milieu en pleine eau vive, cela ne vous concerne nullement et il ne faut pas même s'en soucier, certes il est troublant de voir tant et tant de personnes ronger sans cesse autour de ces concepts comme des chiens sur un vieil os et on n'ose pas tenir toute cette agitation pour nulle. Pourtant il le faut. La plupart des gens ne vivent pas dans la vie, mais dans un simulacre, dans une sorte d'algèbre où rien n'existe et où tout seulement signifie. Je voudrais éprouver fortement l'être de toute chose et, plongé dans l'être, la profonde signification réelle. Car l'univers entier est en fait plein de signification, est sens devenu forme. L'être‑escarpé des montagnes, l'être-immense de la mer, l'être‑obscur de la nuit, la manière qu'ont les chevaux de regarder fixement, la constitution de nos mains, le parfum des œillets, la succession des houles et des creux dans le sol, ou des dunes, ou des falaises sévères, la manière dont un pays entier se livre vu d'une montagne, et ce qu'on ressent en pénétrant par une journée torride dans un frais vestibule aux dalles mouillées, ou lorsqu'on mange une glace : dans toutes les innombrables choses de l'existence, en chacune isolement et de façon singulière, quelque chose s'exprime, que les mots jamais ne peuvent rendre, mais qui parle à notre âme. Ainsi, le monde entier est un discours de l'insaisissable à notre âme, ou bien un discours de notre âme à elle‑même. La tristesse est un concept de la langue réelle, dans celle de la vie il y a mille tristesses : la tristesse quand on ne voit que pierres, mer et ciel ; la tristesse quand on est obligé, peut‑être à cause d'une odeur de fraises fraîches, de songer à certaines journées de l'enfance ; la tristesse dans les yeux las de certains singes, la tristesse, toute autre, quand le soleil décline d'une certaine façon ; et tant d'autres encore, non ? Les mots ne sont pas de ce monde, ils sont un monde en soi, justement une sorte de monde entier, complet, comme le monde des sons. On peut dire tout ce qui existe ; et on peut mettre en musique tout ce qui existe. Mais on ne peut jamais dire une chose tout à fait comme elle est. C'est pourquoi les poèmes suscitent une telle nostalgie stérile, comme les sons. Cela, beaucoup de personnes ne le savent pas et elles sombrent en voulant dire la vie. Or la vie se dit elle‑même. Elle parle au moyen des apparences.