Peut‑on se contenter de confier la justice à un juge ? Il faut aussi pouvoir évaluer la loi qui sert à celui‑ci de critère pour juger. Or, cela implique de posséder un critère supérieur à la loi. Un tel
critère existe‑t‑il ? C'est la prétention du droit naturel d'être supérieur – parce qu'antérieur – au droit positif des États.
Néanmoins, le besoin du droit naturel est aussi manifeste aujourd'hui qu'il l'a
été durant des siècles et même des millénairesa. Rejeter le droit naturel revient à
dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement
par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or il est évident qu'il
est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions
injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu'il y a un étalon du
juste et de l'injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur : un
étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positifb. Bien des gens
aujourd'hui considèrent que l'étalon en question n'est tout au plus que l'idéal
adopté par notre société ou notre « civilisation » tel qu'il a pris corps dans ses
façons de vivre ou ses institutionsc. Mais, d'après cette même opinion, toutes les
sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées.
Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu'ils sont reçus dans
une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que
ceux de l'homme policéd. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés
comme mauvais purement et simplement. Et puisque tout le monde est d'accord
pour reconnaître que l'idéal de notre société est changeant, seule une triste et
morne habitude nous empêcherait d'accepter en toute tranquillité une évolution
vers l'état cannibale. S'il n'y a pas d'étalon plus élevé que l'idéal de notre société,
nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au
jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que
vaut l'idéal de notre société montre qu'il y a dans l'homme quelque chose qui n'est
point totalement asservi à sa société et par conséquent que nous sommes capables,
et par là obligés, de rechercher un étalon qui nous permette de juger de l'idéal de
notre société comme de toute autree.
Cet étalon ne peut être trouvé dans les besoins des différentes sociétés, car elles
ont, ainsi que leurs composants, de nombreux besoins qui s'opposent les uns aux
autres : la question de priorité se pose aussitôt. Cette question ne peut être tranchée
de façon rationnelle si nous ne disposons pas d'un étalon qui nous permette
de distinguer entre besoins véritables et besoins imaginaires et de connaître la
hiérarchie des différentes sortes de besoins véritables.
Aide à la lecture
a. Il ne s'agit pas ici d'établir que le droit naturel existe, mais qu'il nous est nécessaire.
b. Il vaut mieux croire que le droit naturel existe, parce que son inexistence nous empêcherait de critiquer notre propre société.
c. Strauss énonce une objection faite à sa propre thèse : le critère évoqué ne serait pas naturel, mais il serait une simple convention, sans réalité positive.
d. Strauss répond à l'objection en déduisant là aussi les conséquences qu'il faudrait accepter : si le jugement porté sur notre société ne lui était que relatif, alors on ne pourrait pas non plus se permettre de juger le cannibalisme des sociétés cannibales. Il faudrait même approuver une telle pratique.
e. Or, le fait est que nous critiquons l'idéal de notre société. Il s'ensuit que nous ne sommes pas le produit de notre société, et que nous pouvons élaborer un critère pour l'évaluer. Ce critère, c'est l'idée de droit naturel, qui n'est pas donnée mais à construire ensemble.