L'amnistie est une institution qui prend la forme d'une loi, promulguée pour sortir d'une guerre civile, exhortant à l'oubli au nom de la « réconciliation nationale » : l'amnistie impose, une fois la paix restaurée, de vivre avec ses ennemis, en oubliant leurs offenses, en renonçant à ce que justice soit faite pour les crimes commis pendant le temps de la guerre – en quoi l'amnistie se distingue de la prescription, la première désignant une extinction du droit, la seconde désignant une extinction de la peine – ; dans l'amnistie, la mémoire « demeurera éteinte et assoupie comme de chose non-advenue », rappelle Ricœur en citant l'article 1 de l'Édit de Nantes (1585). Le pacte social, qui doit refonder l'unité du corps social, est donc un pacte d'oubli. C'est ainsi que les lois d'amnistie sont elles-mêmes, en fait, naturellement destinées à être oubliées : le fameux Édit de Nantes fait office ici d'exception, ou, du moins, l'historiographie entre‑t‑elle ici en contradiction avec la mémoire et l'oubli commandés par l'État, en faisant sortir de l'oubli ce qui était censé y demeurer. Or, l'amnistie n'est pas la forme juridique du pardon, parce qu'elle n'a pas le sens d'un pardon. Le pardon n'est pas un simple oubli, ou plutôt, le pardon n'est pas n'importe quel oubli. L'oubli dont il est question dans l'amnistie est l'oubli qui résulte de l'amnésie : la vérité est ignorée, les crimes passent dans le non-être – comme s'ils n'étaient jamais arrivés.
L'amnistie n'est pas l'octroi d'un pardon, parce que, dans l'amnistie, l'objet du pardon est tenu dans l'oubli ; parce que le souvenir enfoui peut toujours resurgir avec son potentiel destructeur (la vengeance). Cet oubli comme amnésie s'oppose au devoir de mémoire soucieux de préserver le passé, de rendre justice au souvenir que l'on doit avoir des victimes, veillant à ce que le pire ne se reproduise pas. Or il doit aussi exister, d'après Ricœur, un oubli qui tient le passé en réserve, qui n'a pas pour fonction de détruire en nous la représentation du passé, mais de la préserver au contraire, la préserver du quotidien qui nous habitue à tout, qui use érode, la valeur de l'inoubliable même. Cet oubli que Ricœur appelle « oubli de réserve » est celui qui provient du pardon. Il n'œuvre pas contre la mémoire, mais il rend possible une « mémoire heureuse », heureuse non parce que le passé est occulté, mais parce que, le pardon accordé, notre rapport au passé est celui d'une réconciliation possible ; le pardon admet alors « non un devoir de taire le mal, mais de le dire sur un mode apaisé, sans colère. Cette diction ne sera pas non plus celle d'un commandement, d'un ordre, mais d'un vœu sur le mode optatif ». L'amnistie n'est donc pas un pardon parce qu'elle apporte, dans l'urgence et pour un temps du moins, la paix civile, mais non pas la paix intérieure. Le pardon, parce qu'il rend possible de suspendre le souci du passé, est cela par contre qui permet une vie autre, une vie nouvelle, qui rend ainsi justice au passé et aussi bien à l'avenir.