Texte fondateur
À l'état de nature, l'homme jouit d'une forme de liberté que l'on pourrait définir comme la
possibilité de faire tout ce qu'il veut. Cette licence est agréable, car elle ne rencontre pas d'autres
limites que les contraintes de la nature. Que peut donc gagner l'homme à renoncer à cette
précieuse indépendance ? La question que pose Rousseau se situe au carrefour de la réflexion
politique et de la réflexion morale.
Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, en donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavanta. C'est alors
seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à
l'appétit, l'homme, qui jusque‑là n'avait regardé que lui‑même, se voit forcé d'agir
sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants.
Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au‑dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un hommeb.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l'homme
perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui
le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété
de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positifc.
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui seule rend l'homme vraiment maître de lui ; car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est libertéd.
Mais je n'en ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du mot liberté n'est pas ici de mon sujet1.
Aide à la lecture
a. L'état de nature désigne la situation où se trouve l'individu avant l'institution de la propriété, de la loi, de l'État. L'état civil définit par contraste la situation du citoyen encadré par un gouvernement.
b. La liberté naturelle se définit comme capacité de l'individu à exercer son action comme bon lui semble, dans la mesure de ce qu'il peut faire dans la nature.
c. La liberté civile se distingue de la liberté naturelle, en tant que possibilité pour le citoyen de participer à l'élaboration des lois auxquelles il se soumet. Elle est autonomie.
d. La liberté morale se caractérise par la volonté qui légifère sur la loi vertueuse qu'elle doit se prescrire, d'où émerge le respect de valeurs collectives.
Notes de bas de page
1. Rousseau indique ici qu'il n'entend pas préciser les distinctions philosophiques à apporter aux différentes significations du mot liberté, mais il en fait cependant usage dans ce texte. Ainsi la liberté naturelle est limitée par la liberté civile, et la liberté civile est soutenue par la liberté morale.