Bien des gens ont imaginé des républiques et des principautés
telles qu'on n'en a jamais vu ni connu. Mais à
quoi servent ces imaginations ? Il y a si loin de la manière
dont on vit à celle dont on devrait vivre, qu'en n'étudiant
que cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu'à se
conserver : et celui qui veut en tout et partout se montrer
homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de
tant de méchants. Il faut donc qu'un prince qui veut se
maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user
bien ou mal, selon la nécessité. […] Quant aux autres
vices, je lui conseille de s'en préserver, s'il le peut ; mais
s'il ne le peut pas, il n'y aura pas un grand inconvénient
à ce qu'il s'y laisse aller avec moins de retenue ; il ne doit
pas même craindre d'encourir l'imputation de certains
défauts sans lesquels il lui serait difficile de se maintenir ;
car, à bien examiner les choses, on trouve que, comme il
y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui
feraient la ruine du prince, de même il en est d'autres
qui paraissent être des vices, et dont peuvent résulter
néanmoins sa conservation et son bien-être.