La bataille est prodigieuse et acharnée. Les Francs se battent avec violence et fureur. Ils tranchent les poings, les flancs, les échines, les vêtements jusqu'aux chairs vives. Sur l'herbe verte, le sang coule à flots. [...]
Aux quatre premiers assauts, les Francs l'ont emporté, mais le cinquième est rude et pénible pour eux. Ils sont tous tués, sauf soixante d'entre eux, que Dieu a épargnés. Avant de mourir, ils vendront cher leur vie.
Le comte Roland voit le carnage des siens. Il appelle Olivier, son compagnon : [...]
« Je sonnerai l'olifant1, et Charlemagne l'entendra. Je vous le jure, les Francs reviendront.
– Le déshonneur sera pour nous, et la honte sur nos lignages2, rétorque Olivier. Quand je vous l'ai demandé, vous n'avez pas voulu le faire. Le roi présent, nous n'aurions pas eu ces pertes. [...]
– Notre bataille a été rude, mes deux bras sont tout sanglants d'avoir porté tant de coups. [...]
– C'est votre faute : vous avez confondu vaillance et folie. La mesure vaut mieux que la témérité. Les Francs sont morts à cause de votre inconscience. Jamais plus nous ne servirons Charlemagne. Votre vaillance, Roland, nous a été fatale ! [...] »
L'archevêque3 les entend se quereller. Il s'approche d'eux et les blâme :
« Seigneur Roland, et vous, Olivier, au nom de Dieu, cessez votre dispute ! Sonner du cor ne peut nous servir à rien, mais il faut le faire cependant : le roi viendra avec ses Francs, et il nous vengera. Quand nos compagnons mettront pied à terre, ils nous trouveront morts et taillés en pièces. Ils nous mettront en bière et pleureront de douleur et de pitité ; puis ils nous enterreront dans des cimetières bénis, où les loups et les chiens ne pourront nous dévorer.
– C'est bien parlé, seigneur », dit Roland.
Roland a porté l'olifant à ses lèvres. Il l'embouche, sonne de tout son souffle. Hauts sont les monts, et le son porte loin. Sur trente lieues4 on l'entend résonner. Charlemagne l'entend, avec toute son armée. [...]
L'empereur fait sonner ses cors. Les Francs mettent pied à terre et s'équipent. Ils ont de bons hauberts, des épées et des heaumes ornés d'or, des épieux solides, et des gonfanons blancs et vermeils. Ils sont montés sur leurs destriers et piquent des éperons durant toute la traversée des cols. [...]
Les clairons sonnent, derrière et devant, répondant à l'olifant. L'empereur chevauche, bouillant de colère. Sur son haubert est déployée sa barbe blanche. Les Francs le suivent, remplis de fureur et de chagrin. Ils prient Dieu de conserver Roland en vie jusqu'à ce qu'ils arrivent au champ de bataille. Mais à quoi bon ? C'est inutile. Ils sont partis trop tard et ne pourront arriver là-bas à temps. [...]
Soixante mille clairons sonnent de toute leur puissance. Les monts retentissent et les vallées leur répondent. Les païens5 l'entendent. Ils ne le prennent pas à la légère et se disent entre eux : « Charlemagne ne va pas tarder à être sur nous ! [...] »
Pleins de colère et de fureur, les païens s'enfuient.