Usbek à Solim2, au sérail d'Ispahan.
Je te mets le fer à la main. Je te confie ce que j'ai à présent dans le monde de plus
cher, qui est ma vengeance. Entre dans ce nouvel emploi : mais n'y porte ni cœur
ni pitié. J'écris à mes femmes de t'obéir aveuglément : dans la confusion de tant de
crimes, elles tomberont devant tes regards. Il faut que je te doive mon bonheur et
mon repos : rends‑moi mon
sérail3 comme je l'ai laissé. Mais commence par l'expier ;
extermine les coupables, et fais trembler ceux qui se proposaient de le devenir. [...]
De Paris, le 4 de la lune de Chahban 1719.
Usbek à ses femmes, au sérail d'Ispahan.
Puisse cette lettre être comme la foudre qui tombe au milieu des éclairs et
des tempêtes ! Solim est votre premier eunuque, non pas pour vous garder, mais
pour vous punir. Que tout le sérail s'abaisse devant lui. Il doit juger vos actions
passées : et, pour l'avenir, il vous fera vivre sous un joug si rigoureux que vous
regretterez votre liberté, si vous ne regrettez pas votre vertu.
De Paris, le 4 de la lune de Chahban 1719.
Usbek à Nessir4, à Ispahan.
[...] Tu me connais, Nessir ; tu as toujours vu dans mon cœur comme dans le
tien : je te ferais pitié si tu savais mon état déplorable. J'attends quelquefois six
mois entiers des nouvelles du sérail ; je compte tous les instants qui s'écoulent ;
mon impatience me les allonge toujours ; et, lorsque celui qui a été tant attendu
est prêt d'arriver, il se fait dans mon cœur une révolution soudaine : ma main
tremble d'ouvrir une lettre fatale [...].
Malheureux que je suis ! Je souhaite de revoir ma patrie, peut-être pour devenir
plus malheureux encore ! Eh ! qu'y ferai‑je ? [... J]'entrerai dans le sérail ;
il
faut que j'y demande compte du temps funeste de mon absence : et si j'y trouve
des coupables, que deviendrai‑je ? Et si la seule idée m'accable de si loin, que
sera‑ce, lorsque ma présence la rendra plus vive ? que sera‑ce, s'il faut que je voie,
s'il faut que j'entende ce que je n'ose imaginer sans frémir ?
que sera‑ce, enfin,
s'il faut que des châtiments que je prononcerai moi‑même soient des marques
éternelles de ma confusion et de mon désespoir ?
J'irai m'enfermer dans des murs plus terribles pour moi que pour les femmes
qui y sont gardées ; j'y porterai tous mes soupçons ; leurs empressements ne
m'en déroberont rien ; dans mon lit, dans leurs bras, je ne jouirai que de mes
inquiétudes ; dans un temps si peu propre aux réflexions, ma jalousie trouvera
à en faire. Rebut indigne de la nature humaine, esclaves vils dont le cœur a été
fermé pour jamais à tous les sentiments de l'amour, vous ne gémiriez plus sur
votre condition, si vous connaissiez le malheur de la mienne.
De Paris, le 4 de la lune de Chahban 1719.