De Julie à Saint-Preux
Il faut donc l'avouer enfin, ce fatal secret trop mal déguisé ! Combien de fois j'ai juré qu'il ne sortirait de mon cœur qu'avec la vie !
La tienne en danger1 me l'arrache ; il m'échappe, et l'honneur est perdu. [...]
Que dire, comment rompre un si pénible silence ? Ou plutôt n'ai-je pas déjà tout dit, et ne m'as-tu pas trop entendue ? Ah ! tu en as trop vu pour ne pas deviner le reste ! Entrainée par degrés dans les pièges d'un vil séducteur, je vois sans pouvoir m'arrêter l'horrible précipice où je cours. Homme artificieux ! [...] Tu vois l'égarement de mon cœur ; tu t'en
prévaux2 pour me perdre, et quand tu me rends méprisable, le pire de mes maux est d'être forcée de te mépriser. Ah ! Malheureux ! Je t'estimais et tu me déshonores ! Crois-moi, si ton cœur était fait pour jouir en paix de ce triomphe, il ne l'eût jamais obtenu.
Tu le sais, tes remords en augmenteront ; je n'avais point dans l'âme des inclinations vicieuses. La modestie et l'honnêteté m'étaient chères ; j'aimais à les nourrir dans une vie simple et laborieuse. Que m'ont servi des soins que le Ciel a rejetés ? Dès le premier jour que j'eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma raison ; je le sentis du premier instant, et tes yeux, tes sentiments, tes discours, ta plume criminelle le rendent chaque jour plus mortel. […]