Villefort traversa l'antichambre1, jeta un regard oblique sur Dantès, et, après
avoir pris une liasse que lui remit un agent, disparut en disant :
« Qu'on amène le prisonnier. »
Si rapide qu'eût été ce regard, il avait suffit à Villefort pour se faire une idée de l'homme qu'il allait avoir à interroger : il avait reconnu l'intelligence dans ce front large et ouvert, le courage dans cet œil fixe et ce sourcil froncé, et la franchise dans ces lèvres épaisses et à demi ouvertes, qui laissaient voir une double rangée de dents blanches comme l'ivoire.
La première impression avait été favorable à Dantès ; mais Villefort avait entendu dire si souvent, comme un mot de profonde politique, qu'il fallait se défier de son premier mouvement, attendu que c'était le bon, qu'il appliqua la maxime2 à l'impression, sans tenir compte de la différence qu'il y a entre les deux mots.
Il étouffa donc les bons instincts qui voulaient envahir son cœur pour livrer
de là assaut3 à son esprit, arrangea devant la glace sa figure des grands jours et s'assit, sombre et menaçant, devant son bureau.
Un instant après lui, Dantès entra.
Le jeune homme était toujours pâle mais calme et souriant ; il salua son
juge avec une politesse aisée, puis chercha des yeux un siège, comme s'il
eût été dans le salon de l'armateur Morrel.
Ce fut alors seulement qu'il rencontra ce regard terne de Villefort, ce regard
particulier aux hommes de palais, qui ne veulent pas qu'on lise dans leur
pensée, et qui font de leur œil un verre dépoli. Ce regard lui apprit qu'il
était devant la justice, figure aux sombres façons.
« Qui êtes-vous et comment vous nommez-vous ? demanda Villefort en feuilletant ces notes que l'agent lui avait remises en entrant, et qui depuis une heure étaient déjà devenues volumineuses, tant la corruption4 des
espionnages s'attache vite à ce corps malheureux qu'on nomme les prévenus5.
– Je m'appelle Edmond Dantès, Monsieur, répondit le jeune homme
d'une voix calme et sonore ; je suis second à bord du navire le Pharaon,
qui appartient à MM. Morrel et fils.
– Votre âge ? continua Villefort.
– Dix-neuf ans, répondit Dantès.
– Que faisiez-vous au moment où vous avez été arrêté ?
– J'assistais au repas de mes propres fiançailles, Monsieur », dit Dantès
d'une voix légèrement émue, tant le contraste était douloureux de ces
moments de joie avec la lugubre6 cérémonie qui s'accomplissait, tant
le visage sombre de M. de Villefort faisait briller de toute sa lumière la
rayonnante figure de Mercédès.
« Vous assistiez au repas de vos fiançailles ? dit le substitut
en tressaillant malgré lui.
– Oui, Monsieur, je suis sur le point d'épouser une femme
que j'aime depuis trois ans. »
Villefort, tout impassible qu'il était d'ordinaire, fut cependant frappé de cette coïncidence, et cette voix émue de Dantès surpris au milieu de son bonheur alla éveiller une fibre sympathique au fond de son âme : lui aussi se mariait, lui aussi était heureux, et on venait troubler son bonheur pour qu'il contribuât à détruire la joie d'un homme qui, comme lui, touchait déjà au bonheur. […]
« Continuez, Monsieur, dit-il.
– Que voulez-vous que je continue ?
– D'éclairer la justice.
– Que la justice me dise sur quel point elle veut être éclairée, et je lui dirai tout ce que je sais ; seulement, ajouta-t-il à son tour avec un sourire, je la préviens que je ne sais pas grand-chose.
– Avez-vous servi sous l'usurpateur7 ? […] »
— J'allais être incorporé dans la marine militaire lorsqu'il est tombé.
— On dit vos opinions politiques exagérées, dit Villefort, à qui l'on n'avait pas soufflé un mot de cela, mais qui n'était pas fâché de poser la demande comme on pose une accusation.
— Mes opinions politiques, à moi, Monsieur ? hélas ! c'est presque honteux à dire, mais je n'ai jamais eu ce qu'on appelle une opinion : j'ai dix-neuf ans à peine, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire ; je ne sais rien, je ne suis destiné à jouer aucun rôle ; le peu que je suis et que je serai, si l'on m'accorde la place que j'ambitionne, c'est à M. Morrel que je le devrai. Aussi, toutes mes opinions, je ne dirai pas politiques, mais privées, se bornent-elles à ces trois sentiments : j'aime mon père, je respecte M. Morrel et j'adore Mercédès. Voilà, Monsieur, tout ce que je puis dire à la justice ; vous voyez que c'est peu intéressant pour elle. » […]
Avec l'habitude qu'avait déjà le substitut8 du crime et des criminels, [Villefort] voyait, à chaque parole de Dantès, surgir la preuve de son innocence. En effet, ce jeune homme, on pourrait presque dire cet enfant, simple, naturel, éloquent9 de cette éloquence du cœur qu'on ne trouve jamais quand on la cherche, plein d'affection pour tous, parce qu'il était heureux, et que le bonheur rend bons les méchants eux-mêmes, versait jusque sur son juge la douce affabilité10 qui débordait de son cœur. Edmond n'avait dans le regard, dans la voix, dans le geste, tout rude et tout sévère qu'avait été Villefort envers lui, que caresses et bonté pour celui qui l'interrogeait. […]
« Monsieur, dit Villefort, vous connaissez-vous quelques ennemis ?