Morrel ouvrit la lettre et lut :
« Mon cher Maximilien,
« Il y a une felouque pour vous à l'ancre. Jacopo vous conduira à
Livourne1, où M. Noirtier attend
sa petite-fille, qu'il veut bénir avant
qu'elle vous suive à l'autel. Tout ce
qui est dans cette grotte, mon ami,
ma maison des Champs-Élysées et
mon petit château du Tréport sont le présent de noces que fait Edmond
Dantès au fils de son patron Morrel. Mlle de Villefort voudra bien en
prendre la moitié car je la supplie de donner aux pauvres de Paris toute la
fortune qui lui revient du côté de son père devenu fou, et du côté de son
frère, décédé en septembre dernier avec sa belle-mère.
« Dites à l'ange qui va veiller sur votre vie2, Morrel, de prier quelquefois
pour un homme qui, pareil à Satan, s'est cru un instant l'égal de Dieu, et
qui a reconnu, avec toute l'humilité d'un chrétien, qu'aux mains de Dieu
seul sont la suprême puissance et la sagesse infinie. Ces prières adouciront
peut-être le remords qu'il emporte au fond de son cœur.
« Quant à vous, Morrel, voici tout le secret de ma conduite envers vous : il
n'y a ni bonheur ni malheur en ce monde, il y a la comparaison d'un état
à un autre, voilà tout. Celui-là seul qui a éprouvé l'extrême infortune est
apte à ressentir l'extrême félicité3. Il faut avoir voulu mourir, Maximilien,
pour savoir combien il est bon de vivre.
« Vivez donc et soyez heureux, enfants chéris de mon cœur, et n'oubliez
jamais que, jusqu'au jour où Dieu daignera dévoiler l'avenir à l'homme,
toute la sagesse humaine sera dans ces deux mots :
« Attendre et espérer !
« Votre ami.
« EDMOND DANTÈS
« Comte de Monte-Cristo. »
Pendant la lecture de cette lettre, qui lui apprenait la folie de son père
et la mort de son frère, mort et folie qu'elle ignorait, Valentine pâlit, un
douloureux soupir s'échappa de sa poitrine, et des larmes, qui n'en étaient
pas moins poignantes4 pour être silencieuses, roulèrent sur ses joues ; son
bonheur lui coûtait bien cher.
Morrel regarda autour de lui avec inquiétude.
« Mais, dit-il, en vérité le comte exagère sa générosité ; Valentine se contentera
de ma modeste fortune. Où est le comte, mon ami ? conduisez-moi
vers lui. »
Jacopo étendit la main vers l'horizon.
« Quoi ! que voulez-vous dire ? demanda
Valentine. Où est le comte ? où est Haydée ?
– Regardez », dit Jacopo.
Les yeux des deux jeunes gens se fixèrent
sur la ligne indiquée par le marin, et, sur
la ligne d'un bleu foncé qui séparait à
l'horizon le ciel de la Méditerranée, ils
aperçurent une voile blanche, grande
comme l'aile d'un goéland.
« Parti ! s'écria Morrel ; parti ! Adieu,
mon ami, mon père !
– Partie ! murmura Valentine. Adieu, mon
amie ! adieu, ma sœur ! »