Charleville, 15 mai 1871
Je dis qu'il faut être
voyant, se faire
voyant.
Le Poète se fait
voyant par un long, immense et raisonné
dérèglement de
tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche
lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que
les quintessences1.
Ineffable2 torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force
surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel,
le grand maudit, – et le suprême Savant ! – Car il arrive à
l'inconnu ! –
Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu ;
et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a
vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par
les horizons où l'autre s'est affaissé ! [...]
– Je reprends :
Donc le poète est vraiment
voleur de feu3.
Il est chargé de l'humanité, des
animaux même ; il devra faire sentir, palper,
écouter ses inventions. Si ce qu'il rapporte de
là‑bas a forme, il donne
forme ; si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue ;
– Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage
universel viendra ! Il faut être académicien, plus mort
qu'un fossile, – pour parfaire un dictionnaire, de quelque
langue que ce soit. Des faibles se mettraient à
penser sur
la première lettre de l'alphabet, qui pourraient vite ruer
dans la folie ! –
Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums,
sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et
tirant. Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant
en son temps, dans l'âme universelle : il donnerait plus que
la formule de sa pensée, que l'annotation de
sa marche au
Progrès ! Énormité devenant norme absorbée par tous, il
serait vraiment un
multiplicateur de progrès ! [...]
Au revoir,
Rimbaud