Dans les deux premières scènes, nous apprenons que Chimène et Rodrigue s'aiment et souhaitent se marier. Néanmoins, les jeunes gens ont besoin de l'accord de leurs pères. Ces derniers désirent tous deux le poste de gouverneur1 du fils du roi. Le roi de Castille choisit le plus vieux d'entre eux : don Diègue, père de Rodrigue. Le Comte, père de Chimène, est jaloux ; il demande des explications.
LE COMTE. – Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir2;
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années,
Que ne puisse égaler une de mes journées ?
Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui,
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l'Aragon3 tremblent quand ce fer brille ;
Mon nom sert de rempart à toute la Castille :
Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois4,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire :
Le prince à mes côtés ferait dans les combats
L'essai de son courage à l'ombre de mon bras ;
Il apprendrait à vaincre en me regardant faire ;
Et pour répondre en hâte à son grand caractère
Il verrait...
DON DIÈGUE. – Je le sais, vous servez bien le roi,
Je vous ai vu combattre et commander sous moi :
Quand l'âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place ;
Enfin, pour épargner les discours superflus5,
Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence.
LE COMTE. – Ce que je méritais, vous l'avez emporté.
DON DIÈGUE. – Qui l'a gagné sur vous l'avait mieux mérité.
LE COMTE. – Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne.
DON DIÈGUE. – En être refusé n'en est pas un bon signe.
LE COMTE. – Vous l'avez eu par brigue6, étant vieux courtisan.
DON DIÈGUE. – L'éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.
LE COMTE. – Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre âge.
DON DIÈGUE. – Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.
LE COMTE. – Et par là cet honneur n'était dû qu'à mon bras.
DON DIÈGUE. – Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait pas.
LE COMTE. – Ne le méritait pas ! Moi ?
DON DIÈGUE. – Vous.
LE COMTE. – Ton impudence7,
Téméraire8 vieillard, aura sa récompense. (Il lui donne un soufflet9.)
DON DIÈGUE, mettant l'épée à la main. – Achève, et prends ma vie après un tel affront,
Le premier dont ma race ait vu rougir le front.
LE COMTE. – Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ?
DON DIÈGUE. – Ô Dieu ! Ma force usée en ce besoin me laisse !