Avec le recul critique aujourd'hui acquis, il est frappant de constater que dès l'ouverture du procès, le débat s'amorce sur des questions artistiques fondamentales. Ce que les témoins de Brancusi vont défendre, c'est une nouvelle conception de l'art qui tient bien davantage à la démarche et à la force novatrice de l'artiste qu'à un savoir-faire qui tend à imiter la nature avec brio. [...]
Steichen [le propriétaire de la sculpture] explique pourquoi cet objet est pour lui une œuvre d'art, en raison de l'harmonie de ses proportions qui lui procure une émotion esthétique, « le sentiment d'une grande beauté ». [...] Lorsqu'un des avocats de l'État demande ironiquement à Steichen s'il appellerait l'objet « tigre » si l'artiste l'avait ainsi intitulé, le juge Wait accepte l'objection de l'avocat de Brancusi et répond : « Je ne crois pas que le fait de l'appeler « oiseau » ou « éléphant » fasse la moindre différence. La question de fait est de savoir s'il s'agit d'un objet artistique par sa forme, ses lignes ou sa conception ». [...]
Ce critère de la ressemblance, que le juge a précédemment disqualifié repose sur une conception traditionnelle de l'art, où la nature artistique de l'objet dépend de l'habileté de l'artiste à représenter un objet réel. [...]
Le 21 novembre 1927, Brancusi, qui vit en France, fait une déposition au Consulat général des États-Unis à Paris. Il atteste sa formation à l'Académie des beaux-arts de Bucarest, puis à l'École des Beaux-arts de Paris. Il déclare avoir exposé dans presque tous les pays européens. Mais surtout, il affirme que l'Oiseau dans l'espace est bien un original. Il en a conçu l'idée dès 1910 et a réalisé de nombreuses études depuis lors. La fonte en bronze a évidemment été confiée à des fondeurs d'art, mais il a exécuté lui-même, à la main, toute la finition qui est partie intégrante de l'œuvre. Il affirme que cette pièce est unique au monde. Il ne s'agit ni d'une copie, ni d'une fabrication industrielle, contrairement à ce que prétend la défense. [...]
Ainsi, l'affaire Brancusi a mis en conflit une conception traditionnelle et conservatrice de l'art avec l'avènement d'une nouvelle manière de la pratique artistique qui n'est encore soutenue que par les artistes eux-mêmes et certains intellectuels éclairés. Les enjeux qui sous-tendent le débat sont de taille : il s'agit de faire reconnaître devant la loi la légitimité de l'art abstrait, mais aussi de défendre la libre circulation de ces œuvres contemporaines, ainsi que le précise l'un des avocats de Brancusi : « En l'absence d'une exonération des droits de douane pour les œuvres d'art, nous limitons les occasions de pouvoir en jouir. Aucun profit ne devrait être tiré de l'art, de même qu'il n'en est tiré aucun des idées et de la pensée ; toutes ont titre à circuler librement parmi les nations de la Terre. »
Le 26 novembre 1928, l'arrêt est rendu. Après avoir admis que certaines définitions en vigueur sont en fait périmées, le juge Waite reconnaît qu' « une école d'art dite moderne s'est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d'imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d'avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l'art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte. » Ainsi, la Cour juge que l'objet a une fonction exclusivement esthétique et que son auteur est un sculpteur professionnel, de sorte qu'il doit bénéficier d'une franchise de taxe.