Les notes de Baudelaire à son avocat
Dans ces notes, le poète expose son projet artistique pour donner une ligne de défense à son avocat.
Le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité.
Donc je n'ai pas à me louer de cette singulière indulgence qui n'incrimine que 13 morceaux sur 100. Cette indulgence m'est très funeste.
C'est en pensant à ce parfait ensemble de mon livre que je disais à M. le Juge d'Instruction :
Mon unique tort a été de compter sur l'intelligence universelle, et de ne pas faire une préface où j'aurais posé mes principes littéraires et dégagé la question si importante de la Morale.
(Voir, à propos de la Morale dans les œuvres d'Art, les remarquables lettres de M. Honoré de Balzac à M. Hippolyte Castille, dans le journal La Semaine.)
Le volume est, relativement à l'abaissement général des prix en librairie, d'un prix élevé. C'est déjà une garantie importante. Je ne m'adresse donc pas à la foule.
Il y a prescription pour deux des morceaux incriminés : Lesbos et Le Reniement de Saint Pierre, parus depuis longtemps et non poursuivis.
Mais je prétends, au cas même où on me contraindrait à me reconnaître quelques torts, qu'il y a une sorte de prescription générale. Je pourrais faire une bibliothèque de livres modernes non poursuivis, et qui ne respirent pas, comme le mien, L'HORREUR DU MAL. Depuis près de 30 ans, la littérature est d'une liberté qu'on veut brusquement punir en moi. Est-ce juste ?
Il y a plusieurs morales. Il y a la morale positive et pratique à laquelle tout le monde doit obéir.
Mais il y a la morale des arts. Celle-là est tout autre. Et depuis le Commencement du monde, les Arts l'ont bien prouvé.
Il y a aussi plusieurs sortes de Liberté. Il y a la Liberté pour le Génie, et il y a une liberté très restreinte pour les polissons.
M. Charles Baudelaire n'aurait-il pas le droit d'arguer des licences permises à Béranger (Œuvres Complètes autorisées) ? Tel sujet reproché à Ch. Baudelaire a été traité par Béranger. Lequel préférez-vous ? le poète triste ou le poète gai et effronté, l'horreur dans le mal ou la folâtrerie, le remords ou l'impudence ?
(Il ne serait peut-être pas sain d'user outre mesure de cet argument.)
Je répète qu'un Livre doit être jugé dans son ensemble. À un blasphème, j'opposerai des élancements vers le Ciel, à une obscénité des fleurs platoniques.
Depuis le commencement de la poésie, tous les volumes de poésie sont ainsi faits. Mais il était impossible de faire autrement un livre destiné à représenter L'AGITATION DE L'ESPRIT DANS LE MAL. [...]
Le nouveau règne napoléonien, après les illustrations de la guerre, doit rechercher les illustrations des lettres et des arts.
Qu'est-ce que c'est que cette morale prude, bégueule, taquine, et qui ne tend à rien moins [sic] qu'à créer des conspirateurs même dans l'ordre si tranquille des rêveurs ?
Cette morale-là irait jusqu'à dire : DÉSORMAIS ON NE FERA QUE DES LIVRES CONSOLANTS ET SERVANTS À DÉMONTRER QUE L'HOMME EST NÉ BON, ET QUE TOUS LES HOMMES SONT HEUREUX, — abominable hypocrisie !
(Voir le résumé de mon interrogatoire, et la liste des morceaux incriminés.)