Jadis dans un autre pays
Un chevalier aima une dame.
Tant que la dame fut à son avantage,
Elle lui refusa son amour,
Jusqu'au jour où elle lui dit : « Ami,
Je vous ai longtemps amusé par mes paroles ;
Or votre amour est connu et prouvé,
Désormais, je serai toute à votre gré. »
Le chevalier la regarda bien en face,
Il la vit pâle et décolorée.
« Dame, fait-il, je n'ai pas de chance
Que dès l'autre année, vous n'ayez eu cette pensée.
Votre beau visage qui ressemblait à la fleur de lis
Me paraît avoir tellement changé de mal en pis
Qu'il m'est avis que vous n'êtes plus la même à mes yeux.
Vous avez pris bien tard cette décision, madame. »
Quand la dame s'entendit
railler1 de cette manière,
Elle en eut honte, et elle dit étourdiment :
« Par Dieu,
vassal2, croyez-vous qu'on doive vous aimer
Et que je parle sérieusement ?
Cela ne m'est pas venu à l'esprit.
Jamais je n'aurai daigné vous aimer
Vu que vous avez souvent plus grande envie
D'embrasser un bel adolescent. »
– Madame, j'ai bien
ouï3 parler
De votre beauté, mais ce n'est pas d'aujourd'hui.
J'ai ouï conter de Troie
Que cette ville fut jadis de très grande puissance,
Et maintenant on en trouve à peine l'emplacement.
Pour ce, je vous conseille d'excuser
Que soient accusés de tricherie
Ceux qui désormais ne voudront vous aimer. »
– Vassal, vous avez eu une fâcheuse idée
De me reprocher mon âge ;
Si ma jeunesse est tout à fait passée,
Je suis d'autre part riche et de haut
parage4 ;
On m'aimerait avec un peu de beauté.
Il n'y a pas un mois
Que le marquis m'envoya son messager
Et le Barrois a
jouté5 pour l'amour de moi. »
– Par Dieu, dame, cela doit bien vous ennuyer
De regarder toujours à la haute situation.
On n'aime pas une dame pour sa parenté,
Mais on l'aime quand elle est belle et sage ;
Vous en saurez un jour la vérité :
Car il y en a bien cent qui ont jouté pour l'amour de vous,
Qui, fussiez-vous la fille du roi de Carthage,
Ne le voudraient plus aujourd'hui. »