Belgrade
Minuit sonnait quand j'arrêtai la voiture devant le
café
Majestic. Un silence aimable régnait sur la rue
encore chaude. À travers les rideaux crochetés j'observai
Thierry assis à l'intérieur. Il avait dessiné sur la
nappe une citrouille grandeur nature qu'il remplissait,
pour tuer le temps, de pépins minuscules. Le coiffeur
de Travnik n'avait pas dû le voir souvent. Avec ses ailerons
sur les oreilles et ses petits yeux bleus, il avait l'air
d'un jeune requin folâtre et
harassé1.
Je restai longtemps le nez contre la vitre avant de
rejoindre sa table. On trinqua. J'étais heureux de voir
ce vieux projet prendre forme ;
lui, d'être rejoint. Il avait eu du mal à s'arracher. Il avait fait sans entraînement
des marches trop longues et la fatigue l'assombrissait.
En traversant, les pieds blessés et la sueur au front, ces
campagnes peuplées de paysans incompréhensibles, il remettait tout en question.
Cette entreprise lui paraissait absurde. D'un romantisme idiot. En Slovénie, un aubergiste remarquant sa mine défaite et son sac trop lourd n'avait rien arrangé en disant gentiment :
Ich bin nicht verrückt, Meister, ICH bleibe zu Hause2.
Le mois passé ensuite à dessiner en Bosnie l'avait remis d'aplomb. Lorsqu'il
avait débarqué à Belgrade, ses dessins sous le bras, les peintres d'
ULUS3 l'avaient
reçu comme un frère et lui avaient déniché en banlieue un atelier vide où nous
pourrions loger à deux.
On reprit la voiture ; c'était bien en dehors de la ville. Après avoir franchi le pont de la Save, il fallait suivre deux
ornières4 qui longeaient les berges jusqu'à un lopin envahi de chardons où s'élevaient quelques pavillons délabrés. Thierry me fit arrêter devant le plus grand. En silence, on
coltina5 le bagage dans un escalier obscur. Une odeur de térébenthine et de poussière prenait à la gorge. La chaleur était étouffante. Un ronflement puissant s'échappait des portes entrouvertes et résonnait sur le palier. Au centre d'une pièce immense et nue, Thierry s'était installé, en clochard méthodique, sur une portion de plancher balayée, à bonne distance des carreaux brisés. Un sommier rouillé, son matériel de peinture, la lampe à pétrole
et, posés à côté du
primus 6 sur une feuille d'érable, une pastèque et un fromage de chèvre. La lessive du jour séchait sur une corde tendue. C'était
frugal7, mais si naturel que j'avais l'impression qu'il m'attendait là depuis des années.
J'étendis mon sac sur le sol et me couchai tout habillé. La
ciguë et l'ombelle8 montaient jusqu'aux
croisées9 ouvertes sur le ciel d'été. Les étoiles étaient très brillantes.