Novembre
Les grenades ouvertes qui saignent
sous une mince et pure couche de neige
le bleu des mosquées sous la neige
les camions rouillés sous la neige
les pintades blanches plus blanches encore
les longs murs roux les voix perdues
qui cheminent sous la neige
et toute la ville jusqu'à l'énorme citadelle
s'envole dans le ciel moucheté
C'est
Zemestan1 l'hiver
Sur le plateau d'Azerbâyjân,
il vient tard mais il vient bien. Un soir les
étoiles paraissent toutes proches dans un ciel royal, et les gens du quartier
sortent leurs
korsi2. Dans la nuit, le thermomètre tombe à ‒ 30 ° ; le lendemain,
l'hiver est dans la ville. Un vent coupant descend du nord en rafales,
brasse la neige et glace les champs. Les loups s'enhardissent et les sans-travail
des faubourgs s'organisent en bandes pour détrousser les paysans. Les barbes
et les moustaches se givrent, les
samovars3 fument, les mains restent au fond
des poches. On n'a plus que trois mots en tête : thé… charbon… vodka. Sur
la porte de notre cour, les gamins arméniens ont dessiné à la craie une grande
garce bottée, aux innombrables jupes, qui porte un petit soleil à l'endroit du
bas-ventre. Tout cela ne manque pas de poésie, aussi longtemps qu'on peut
bourrer son poêle et payer le marchand de bois. [...]
Avec ses murs bas, ses ombres blanches, ses squelettes d'arbres décharnés,
la ville tassée, tapie sous la neige et la Voie lactée, avait quelque chose
d'envoûtant. D'autant plus qu'une chanson sauvage résonnait dans les rues
siphonnées par le vent ; la police avait laissé branchés les haut-parleurs
de la place et
Radio-Bakou4 était sur les ondes. On reconnaissait aussitôt
cette voix inégalable : c'était
Bulbul5 – le rossignol – le meilleur chanteur
en langue turque de toute l'Asie moyenne. [...]
Nous remontions lentement
Chahanas6. À l'entrée de
l'Arménistan7 une
poignée de mendiants étaient installés, comme chaque soir, autour d'un feu
de pétrole. C'étaient de vieux fantômes grelottants, rongés par la
vérole8, mais
sagaces9, mais gais. [...] Le peuple d'Iran est le plus poète du monde, et les mendiants
de Tabriz savent par centaines ces vers de
Hafiz10 ou de
Nizhami11 qui
parlent d'amour, de vin mystique, du soleil de mai dans les saules. Selon l'humeur,
ils les
scandaient12, les hurlaient ou les fredonnaient ; quand le froid pinçait
trop fort, ils les murmuraient. Un récitant relayait l'autre ; ainsi jusqu'au lever du
jour. Le soleil de mai était encore loin et il ne s'agissait pas de s'endormir.