Pour occuper le temps passé à Tabriz, Nicolas Bouvier lit les ouvrages qu'il trouve à
la bibliothèque.
Dans
L'Empire des Steppes, de Grousset, je trouvai mention d'une
infante 1
chinoise dont un
Khan 2 de Russie occidentale avait demandé la main. Les
émissaires3
ayant pris quinze ans pour faire l'aller-retour et rapporter une réponse
favorable, l'affaire s'était finalement conclue… à la génération suivante. J'aime
la lenteur ; en outre, l'espace est une drogue que cette histoire dispensait sans
lésiner. En déjeunant, je la racontai à Thierry, et vis sa figure s'allonger. Les lettres
qu'il recevait de son amie Flo le confirmaient dans des idées de mariage qu'il ne
comptait pas différer d'une génération. Bref, je tombais mal avec ma princesse.
Un peu plus tard, retour
du bain Iran4, je le trouvai sur le point d'éclater.
J'allai faire du thé pour lui laisser le temps de se reprendre et quand je revins,
c'était : « Je n'en peux plus de cette prison, de cette trappe » – et je ne compris
d'abord pas, tant l'égoïsme peut aveugler, qu'il parlait du voyage – « regarde où
nous en sommes, après huit mois ! piégés ici. »
Il avait déjà assez vu pour peindre toute sa vie, et surtout, l'absence avait mûri
un attachement qui souffrirait d'attendre. […]
Bon. Je ne voyais guère que la maladie ou l'amour pour interrompre ce
genre d'entreprise, et préférais que ce fût l'amour. Il poussait sa vie. J'avais envie
d'aller égarer la mienne, par exemple dans un coin de cette Asie centrale dont
le voisinage m'intriguait tellement. Avant de m'endormir, j'examinai la vieille
carte allemande dont le postier m'avait fait cadeau : les ramifications brunes du
Caucase, la tache froide de la Caspienne, et le vert olive de l'Orda des Khirghizes
plus vaste à elle seule que tout ce que nous avions parcouru. Ces étendues me
donnaient des picotements. C'est tellement agréable aussi, ces grandes images
dépliantes de la nature, avec des taches, des niveaux, des
moirures5, où l'on
imagine des cheminements, des aubes, un autre hivernage encore plus retiré, des
femmes aux nez épatés, en fichus de couleur, séchant du poisson dans un village
de planches au milieu des joncs (un peu puceau, ces désirs de terre vierge ; pas
romantiques pourtant, mais relevant plutôt d'un instinct ancien qui pousse à
mettre son sort en balance pour accéder à une intensité qui l'élève).
J'étais quand même désemparé : cette équipe était parfaite et j'avais toujours
imaginé que nous bouclerions la boucle ensemble. Cela me paraissait convenu,
mais cette convention n'avait probablement plus rien à faire ici.
On voyage
pour que les choses surviennent et changent ; sans quoi on resterait chez soi. Et
quelque chose avait changé pour lui, qui modifiait ses plans.