En 1939, Antoine de Saint-Exupéry publie Terre des hommes
, recueil qui réunit
des textes autobiographiques et des réflexions, entre autres sur le progrès technologique.
Il me semble qu'ils confondent but et moyen ceux qui s'effraient par trop de
nos progrès techniques. Quiconque lutte dans l'unique espoir de biens matériels,
en effet, ne récolte rien qui vaille de vivre. Mais la machine n'est pas un but.
L'avion n'est pas un but : c'est un outil. Un outil comme la charrue.
Si nous croyons que la machine abîme l'homme c'est que, peut-être, nous
manquons un peu de recul pour juger les effets de transformations aussi rapides
que celles que nous avons subies. Que sont les cent années de l'histoire de la
machine en regard des deux cent mille années de l'histoire de l'homme ? C'est à
peine si nous nous installons dans ce paysage de mines et de centrales électriques.
C'est à peine si nous commençons d'habiter cette maison nouvelle, que nous
n'avons même pas achevé de bâtir. Tout a changé si vite autour de nous : rapports
humains, conditions de travail, coutumes. Notre psychologie elle-même a été
bousculée dans ses bases les plus intimes. Les notions de séparation, d'absence,
de distance, de retour, si les mots sont demeurés les mêmes, ne contiennent
plus les mêmes réalités. Pour saisir le monde d'aujourd'hui, nous usons d'un
langage qui fut
établi pour le monde d'hier. Et la vie du passé nous semble
mieux répondre à notre nature, pour la seule raison qu'elle répond mieux à notre
langage.
Chaque progrès nous a chassés un peu plus loin hors d'habitudes que nous
avions à peine acquises, et nous sommes véritablement des émigrants qui n'ont
pas fondé encore leur patrie.
Nous sommes tous de jeunes barbares que nos jouets neufs émerveillent
encore. [...]
Notre maison se fera sans doute, peu à peu, plus humaine. La machine ellemême,
plus elle se perfectionne, plus elle s'efface derrière son rôle. Il semble que
tout l'effort industriel de l'homme, tous ses calculs, toutes ses nuits de veille sur
les
épures 1, n'aboutissent, comme signes visibles, qu'à la seule simplicité, comme
s'il fallait l'expérience de plusieurs générations pour dégager peu à peu la courbe
d'une colonne, d'une
carène 2, ou d'un d'avion, jusqu'à leur rendre la pureté
élémentaire de la courbe d'un sein ou d'une épaule. Il semble que le travail des
ingénieurs, des dessinateurs, des calculateurs du bureau d'études ne soit ainsi,
en apparence, que de polir et d'effacer, d'alléger ce raccord, d'équilibrer cette
aile, jusqu'à ce qu'on ne la remarque plus, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus une aile
accrochée à un fuselage, mais une forme parfaitement épanouie, enfin dégagée
de sa
gangue 3, [...] de la même qualité que celle du poème. Il semble que la
perfection soit atteinte non quand il n'y a plus rien à ajouter, mais quand il n'y
a plus rien à retrancher. Au terme de son évolution, la machine se dissimule