Leibniz explique la différence entre vérité générale et vérité universelle : les vérités mathématiques
ne dépendent pas de l'expérience, c'est pourquoi elles sont « nécessaires » et « éternelles ». Cet
extrait permet de comprendre que les mathématiques ne se rapportent pas au réel de la même
façon que le font les sciences appliquées.
D'où il naît une autre question : si toutes les vérités dépendent de l'expérience,
c'est-à-dire de l'induction et des exemples, ou s'il y en a qui ont encore un autre
fondement1
. Car si quelques événements se peuvent prévoir avant toute épreuve2
qu'on en ait faite, il est manifeste que nous y contribuons quelque chose de notre
part. Les sens quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont
point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais
que des exemplesa, c'est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or tous
les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu'ils soient,
ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité, car il
ne suit point que ce qui est arrivé arrivera de même. Par exemple les Grecs et les
Romains et tous les autres peuples de la terre connue aux anciens ont toujours
remarqué qu'avant le décours de 24 heures, le jour se change en nuit, et la nuit
en jour. Mais on se serait trompé si l'on avait cru que la même règle s'observe
partout ailleurs, puisque depuis on a expérimenté le contraire dans le séjour de
Nova Zembla3. Et celui-là se tromperait encore qui croirait que, dans nos climats
au moins, c'est une vérité nécessaire et éternelle qui durera toujours, puisqu'on
doit juger que la Terre et le Soleil même n'existent pas nécessairement, et qu'il y
aura peut-être un temps où ce bel astre ne sera plus, au moins dans la présente
forme, ni tout son système. D'où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu'on
les trouve dans les mathématiques pures et particulièrement dans l'arithmétique
et la géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépende pas des
exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoique sans les sens, on
se serait jamais avisé d'y penserb. C'est ce qu'il faut bien distinguer, et c'est ce
qu'Euclide a si bien compris, qui démontre souvent par la raison ce qui se voit
assez par l'expérience et les images sensibles. La logique encore avec la métaphysique et la morale, dont l'une forme la théologie et l'autre la jurisprudence,
naturelles toutes deux, sont pleines de telles vérités, et par conséquent leur preuve
ne peut venir que des principes internes qu'on appelle innés.
Aide à la lecture
a. Les sens donnent des « exemples »
et non des preuves : le témoignage
qu'ils donnent ne permet pas de
bâtir des démonstrations.
b. Les sens ne sont pas discrédités : ils
servent de signal et invitent à penser.
Toutefois, en eux-mêmes, ils ne
permettent pas de démontrer quoi
que ce soit.
Notes de bas de page
1. Le fondement est la chose sur laquelle repose un élément (ici, les vérités).
2. Épreuve signifie ici expérience
ou observation (donc, par les sens).
3. Archipel au nord de la Russie, où la nuit dure plusieurs mois,
ainsi que le jour.