Dans ce texte, l'auteur souligne un phénomène de désenchantement du monde. En effet, le progrès
de la rationalité, et tout particulièrement des sciences, s'accompagne d'une compréhension
intellectuelle du monde qui aboutit à son désenchantement. L'homme ne peut alors plus se
saisir de sa vie, qui devient un événement sans signification.
Le progrès scientifique est un fragment, le plus important il est vrai, de ce
processus d'intellectualisation auquel nous sommes soumis depuis des millénaires
et à l'égard duquel certaines personnes adoptent de nos jours une position étrangement
négative.
Essayons d'abord de voir clairement ce que signifie en pratique cette rationalisation
intellectualiste que tous devons à la science et à la technique scientifiquea.
Signifierait-elle par hasard que tous ceux qui sont assis dans cette salle possèdent
sur leurs conditions de vie une connaissance supérieure à celle qu'un Indien ou un
Hottentot peut avoir des siennes ? Cela est peu probable. Celui d'entre nous qui
prend le tramway n'a aucune notion du mécanisme qui permet à la voiture de se
mettre en marche – à moins d'être un physicien de métier. Nous n'avons d'ailleurs
pas besoin de le savoir. Il nous suffit de pouvoir « compter » sur le tramway et
d'orienter en conséquence notre comportement ; mais nous ne savons pas comment
on construit une telle machine en état de rouler. […] Mais le sauvage sait parfai
tement comment s'y prendre pour se procurer sa nourriture quotidienne et il sait
quelles sont les institutions qui l'y aident. L'intellectualisation et la rationalisation croissantesb ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante
des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous
savons ou que nous croyons qu'à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement
que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance
mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous
pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le
monde. Il ne s'agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l'existence
de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les
esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle
est la signification essentielle de l'intellectualisation.
D'où une nouvelle question : ce processus de désenchantementc réalisé au
cours des millénaires de la civilisation occidentale et, plus généralement, ce
« progrès » auquel participe la science comme élément et comme moteur, ont-ils
une signification qui dépasse cette pure pratique et cette pure technique ? […]
Abraham ou les paysans d'autrefois sont morts « vieux et comblés par la vie » parce
qu'ils étaient installés dans le cycle organique de la vie, parce que celle‑ci leur avait
apporté au déclin de leurs jours tout le sens qu'elle pouvait leur offrir et parce qu'il
ne subsistait aucune énigme qu'ils auraient encore voulu résoudre. Ils pouvaient
donc se dire « satisfaits » de la vie.
L'homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement d'une civilisation qui
s'enrichit continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, peut se sentir
« las » de la vie et non pas « comblé » par elle. En effet il ne peut jamais saisir
qu'une infime partie de tout ce que la vie de l'esprit produit sans cesse de nouveau,
il ne peut saisir que du provisoire et jamais du définitif. C'est pourquoi la mort
est à ses yeux un événement qui n'a pas de sens.
Aide à la lecture
a. La rationalisation intellectualiste désigne une tendance à vouloir comprendre le monde à travers des lois scientifiques et à l'arraisonner par des comportements techniques.
b. Que signifie la rationalisation ? Nous croyons en notre maîtrise du monde qui ne recourt pas à des puissances magiques intermédiaires, comme le fait le sauvage.
c. Que signifie le désenchantement ? L'homme du progrès se pense comme sans fin, il perd le contact avec la mort, avec le sens existentiel de sa vie.