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Philosophie Terminale

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SECTION 1 • Le roseau pensant
Ch. 1
La conscience
Ch. 2
L’inconscient
Ch. 3
Le temps
Ch. 4
La raison
Ch. 5
La vérité
SECTION 2 • Le fils de Prométhée
Ch. 6
La science
Ch. 7
La technique
Ch. 8
L’art
Ch. 9
Le travail
SECTION 3 • L’animal politique
Ch. 10
La nature
Ch. 11
Le langage
Ch. 12
L’État
Ch. 13
Le devoir
SECTION 4 • L’ami de la sagesse
Ch. 14
La justice
Ch. 16
La liberté
Ch. 17
Le bonheur
Fiches méthode
Biographies
Annexes
Chapitre 15
Exclusivité numérique

Anthologie complémentaire

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L'Encyclopédie
Religion, Religion naturelle

Au XVIIIe, Diderot et D'Alembert dirigent la rédaction d'une immense encyclopédie. Un article ne pouvait manquer d'être consacré à la religion. Le texte est ici progressif puisqu'on part d'une définition générale de la religion pour analyser celle‑ci en deux espèces : la religion naturelle et la religion révélée. Enfin, l'article se termine sur le sens biblique de la religion. Le début de l'article suivant, « religion naturelle » dans le domaine moral, a été ajouté.

 RELIGION, s. f. (Théolog.) religio, est la connoissance de la divinité, & celle du culte qui lui est dû. Voyez Dieu & Culte.

 Le fondement de toute religion est qu'il y a un Dieu, qui a des rapports à ses créatures, & qui exige d'elles quelque culte. Les différentes manières par lesquelles nous arrivons, soit à la connoissance de Dieu, soit à celle de son culte, ont fait diviser la religion en naturelle & en révélée.

 La religion naturelle1 est le culte que la raison, laissée à elle-même, & à ses propres lumières, apprend qu'il faut rendre à l'Etre suprême, auteur & conservateur de tous les êtres qui composent le monde sensible, comme de l'aimer, de l'adorer, de ne point abuser de ses créatures, & c. On l'appelle aussi morale ou éthique, parce qu'elle concerne immédiatement les mœurs & les devoirs des hommes les uns envers les autres, & envers eux-mêmes considérés comme créatures de l'Etre suprême. Voyez Raison, Déïste, Morale, Éthique. Voyez l'article qui suit Religion naturelle.

 La religion revélée2 est celle qui nous instruit de nos devoirs envers Dieu, envers les autres hommes, && envers nous‑mêmes, par quelques moyens surnaturels, comme par une déclaration expresse de Dieu même, qui s'explique par la bouche de ses envoyés && de ses prophètes, pour découvrir aux hommes des choses qu'ils n'auroient jamais connu, ni pu connoître par les lumieres naturelles. Voyez Révélation. C'est cette dernière qu'on nomme par distinction religion. Voyez l'article Christianisme.

 L'une && l'autre supposent un Dieu, une providence, une vie future, des récompenses && des punitions ; mais la dernière suppose de plus une mission immédiate de Dieu lui-même, attestée par des miracles ou des prophéties. Voyez Miracle && Prophétie.

Les Déistes3 prétendent que la religion naturelle est suffisante pour nous éclairer sur la nature de Dieu, & pour régler nos mœurs d'une manière agréable à ses yeux. Les auteurs qui ont écrit sur cette matiere, & qui jugent la religion naturelle insuffisante, appuient la nécessité de la révélation sur ces quatre points. 1°. Sur la foiblesse de l'esprit humain, sensible par la chûte du premier homme, & par les égaremens des philosophes, 2°. Sur la difficulté où sont la plupart des hommes de se former une juste idée de la divinité, & des devoirs qui lui sont dûs. 3°. Sur l'aveu des instituteurs des religions, qui ont tous donné pour marque de la vérité de leur doctrine des colloques prétendus ou réels avec la divinité, quoique d'ailleurs ils ayent appuyé leur religion sur la force du raisonnement. 4°. Sur la sagesse de l'Etre suprême qui ayant établi une religion pour le salut des hommes, n'a pu la réparer après sa décadence par un moyen plus sûr que celui de la révélation. Mais quelque plausibles que soient ces raisons, la voie la plus courte à cet égard, est de démontrer aux déistes l'existence & la vérité de cette révélation. Il faut alors qu'ils conviennent que Dieu l'a jugée nécessaire pour éclairer les hommes ; puisque d'une part ils reconnoissent l'existence de Dieu, & que de l'autre ils conviennent que Dieu ne fait rien d'inutile.

 La religion revélée, considérée dans son véritable point de vûe, est la connoissance du vrai Dieu comme créateur, conservateur & redempteur du monde, du culte que nous lui devons en ces qualités, & des devoirs que sa loi nous prescrit, tant par rapport aux autres hommes, que par rapport à nous‑mêmes.

 Les principales religions qui ont régné, ou règnent encore dans le monde, sont le Judaïsme, le Christianisme, le Paganisme & le Mahométisme. Voyez tous ces mots sous leurs titres particuliers.

 Le terme religion, se prend en l'Ecriture4 de trois manières. 1°. Pour le culte extérieur & cérémoniel de la religion judaïque, comme dans ces passages : hæc est religio phase, voici quelle est la cérémonie de la pâque. Quæ est ista religio ? que signifie cette cérémonie ? Exod. xij. 43.

 2°. Pour la vraie religion, la meilleure manière de servir & d'honorer Dieu. C'est en ce sens que S. Paul dit qu'il a vécu dans la secte des Pharisiens, qui passe pour la plus parfaite religion des Juifs. Actes xxvij. 5.

 3°. Enfin, religion dans l'Ecriture, de même que dans les auteurs profanes, se prend quelquefois pour marquer la superstition. Ainsi le même apôtre dit : N'imitez pas ceux qui affectent de s'humilier devant les anges, & qui leur rendent un culte superstitieux : Nemo vos seducat volens in humilitate & religione angelorum, &&c. Epist. ad Colos. xj. 18.

 RELIGION NATURELLE, (Morale.)

 La religion naturelle consiste dans l'accomplissement des devoirs qui nous lient à la divinité. Je les réduis à trois, à l'amour, à la reconnoissance & aux hommages. Pour sa bonté je lui dois de l'amour, pour ses bienfaits de la reconnoissance, & pour sa majesté des hommages.
L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751.

Notes de bas de page

1. La religion naturelle repose sur la raison, considérée comme la « lumière naturelle » à tous les hommes. C'est pourquoi la religion est compatible avec la raison et peut être universelle.
2. La religion révélée repose sur la révélation de Dieu aux hommes par l'intermédiaire de signes, comme les miracles, ou de témoignages comme les prophètes. Son origine est dès lors surnaturelle.
3. Le déisme est traditionnellement défini comme le fait d'admettre l'existence de Dieu, sans pour autant mobiliser à son origine la révélation mais plutôt la raison, et sans nécessairement faire partie d'une institution religieuse et adhérer aux dogmes qu'elle énonce.
4. L'Écriture est l'autre nom donné à la Bible.
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Malebranche
La notion de Dieu

Selon le philosophe et prêtre de l'Oratoire Malebranche, poser la question du nom de Dieu ne nous délivre pas seulement la signification du mot, mais une preuve de son existence, car le mot Dieu est le résumé de « l'Être infiniment parfait ». À partir du mot, il est donc tout à fait possible d'aboutir à une définition de l'objet de la religion. Ainsi l'étude linguistique sur le nom « Dieu » qui renvoie à cette même idée de Dieu qu'ont les hommes à l'esprit mène à une preuve théologique de l'existence de Dieu.

 I. Par la Divinité nous entendons tous l'Infinia, l'Être sans restriction, l'Être infiniment parfaitb. Or rien de fini ne peut représenter l'infini. Donc il suffit de penser à Dieu pour savoir qu'il est. Ne soyez pas surpris, Théotime, si Ariste me passe cela. C'est qu'il en est déjà demeuré d'accord avant que vous fussiez ici.

 Ariste. — Oui, Théotime, je suis convaincu que rien de fini ne peut avoir assez de réalité pour représenter l'infini, qu'en voyant le fini on puisse y découvrir l'infini qu'il ne contient pas. Or je suis certain que je vois l'infini. Donc l'infini existe, puisque je le vois et que je ne puis le voir qu'en lui‑même. Comme mon esprit est fini, la connaissance que j'ai de l'infini est finie. Je ne le comprends pas, je ne le mesure pas ; je suis même bien certain que je ne pourrai jamais le mesurer. Non seulement je n'y trouve point de fin, je vois de plus qu'il n'en a point. En un mot la perception que j'ai de l'infini est bornée ; mais la réalité objective dans laquelle mon esprit se perd, pour ainsi dire, elle n'a point de bornes. C'est de quoi maintenant il m'est impossible de douter.

 Théotime. — Je n'en doute pas non plus.

 Théodore. — Cela supposé, il est clair que ce mot. Dieu, n'étant que l'expression abrégée de l'Être infiniment parfait, il y a contradiction qu'on se puisse tromper, lorsqu'on n'attribue à Dieu que ce que l'on voit convenir à l'Être infiniment parfait ; car enfin, si on ne se trompe jamais lorsqu'on ne juge des ouvrages de Dieu que selon ce qu'on voit clairement et distinctement dans leurs idées, à cause que Dieu les ayant formés sur ces idées qui sont leur archétype, il ne peut se faire qu'elles ne représentent pas naïvement leur nature, à plus forte raison on ne se trompera jamais, pourvu qu'on n'attribue à Dieu que ce qu'on voit clairement et distinctement appartenir à l'Être infiniment parfait, que ce qu'on découvre, non dans une idée distinguée de Dieu, mais dans sa substance même. Attribuons donc à Dieu, ou à l'Être infiniment parfait, toutes les perfections, quelque incompréhensiblesc qu'elles nous paraissent, pourvu que nous soyons certains que ce sont des réalités ou de véritables perfections ; des réalités, dis‑je, et des perfections qui ne tiennent point du néant, qui ne sont point bornées par des imperfections ou des limitations semblables à celles des créatures. Prenez donc garde.
Nicolas Malebranche
Entretiens sur la métaphysique, sur la religion, et sur la mort, 1704.

Aide à la lecture

a. Toute l'explication du mot « Dieu », repose sur l'idée d'infini et les conséquences qu'elle entraîne si l'on se pose la question d'où vient cette idée. L'homme, fini ou limité, ne saurait être à l'origine de l'infini. Puisqu'il perçoit l'infini, il faut en déduire que l'infini existe en lui‑même et n'est pas une création de l'esprit humain. Cependant, Malebranche prendra la précaution de préciser dans le second paragraphe que la perception de l'infini n'implique pas de le comprendre. Ainsi, le premier caractère du divin est l'infinité.
b. Paradoxalement, « Être infiniment parfait » ne correspond pas à l'ordre du raisonnement de Malebranche qui part d'abord de l'infinité, pour en venir à l'être et enfin à la perfection, comme caractères du divin.
c. Dieu est parfait, et toute perfection est incluse en lui. Selon Malebranche, en raison même de l'infinité de Dieu, il faut lui accorder la perfection quand bien même celle‑ci resterait incompréhensible.
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Leibniz
La cité de Dieu

Dans les derniers paragraphes de la Monadologie, Leibniz reprend le thème augustinien de la cité de Dieu. La créature humaine n'est pas irrémédiablement séparé de son créateur. Il a été fait à son image. Par l'esprit, l'homme peut communier avec Dieu dans un monde moral. La caractérisation de Dieu s'en trouve alors enrichie : Dieu est un inventeur, un Prince, un père.

 §83. Entre autres différences qu'il y a entre les mes ordinaires et les Esprits, dont j'en ai déjà marqué une partie, il y a encore celle‑ci : que les âmes en général sont des miroirs vivants ou images de l'univers des créatures ; mais que les esprits sont encore des images de la Divinité même, ou de l'Auteur même de la nature : capables de connaître le système de l'univers et d'en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques ; chaque esprit étant comme une petite divinité dans son département (§ 147).

 §84. C'est ce qui fait que les Esprits sont capables d'entrer dans une manière de Société avec Dieu, et qu'il est à leur égard, non seulement ce qu'un inventeur est à sa Machine (comme Dieu l'est par rapport aux autres créatures) mais encore ce qu'un Prince est à ses sujets, et même un père à ses enfants.

 §85. D'où il est aisé de conclure, que l'assemblage de tous les Esprits doit composer la Cité de Dieu, c'est‑à‑dire le plus parfait État qui soit possible sous le plus parfait des Monarques (§ 146. Abrégé object.).

 §86. Cette Cité de Dieu, cette Monarchie véritablement universelle est un Monde Moral, dans le monde Naturel, et ce qu'il y a de plus élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu : et c'est en lui que consiste véritablement la gloire de Dieu, puisqu'il n'y en aurait point, si sa grandeur et sa bonté n'étaient pas connues et admirées par les esprits, c'est aussi par rapport à cette Cité divine qu'il a proprement de la Bonté, au lieu que sa sagesse et sa puissance se montrent partout.
Gottfried Wilhelm Leibniz
La Monadologie, 1714.
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Augustin
Dieu au plus profond de moi-même

Dans ce récit autobiographique, saint Augustin retrace l'itinéraire qui l'a conduit jusqu'à la conversion après avoir longtemps erré. Loin de se laisser apercevoir par la raison, Dieu se découvre dans l'intériorité de l'âme humaine.

 Hélas ! malheureux que j'étais, par quels degrés me suis‑je laissé tomber dans la profondeur de cet abîme ? N'était-ce pas en me tourmentant et en m'agitant par l'ignorance de la vérité, lors, mon Dieu (car je vous confesse ma faute, à vous qui avez eu pitié de moi quand je ne vous la confessais pas encore), lors, dis‑je mon Dieu, que je vous cherchais, non par cette lumière d'esprit et d'intelligence que vous m'avez donnée par‑dessus les bêtes, mais par les organes de mes sens corporels, qui n'ont pour objet que les choses extérieures ; au lieu que vous êtes plus intérieur à mon âme1 que ce qu'elle a de plus caché au‑dedans d'elle, et que vous êtes plus élevé que ce qu'elle a de plus haut et de plus sublime dans ses pensées.
Augustin
Confessions, IVe s. apr. J.-C.

Note de bas de page

1. C'est la traduction française de la célèbre expression latine « interior intimi meo ». En outre, que Dieu ne soit pas hors de l'âme, mais au plus profond de celle‑ci, ne signifie pas que toute transcendance divine soit abolie.
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Kant
Il faut postuler l'existence de Dieu

Dès la Critique de la raison pure, Emmanuel Kant établissait que l'existence de Dieu ne pouvait certes pas être démontrée théoriquement, parce qu'une telle connaissance dépasse les pouvoirs limités de l'esprit, mais qu'elle pouvait avoir une extension pratique. Dans ce texte de la Critique de la raison pratique, l'hypothèse de l'existence de Dieu est rendue légitime et même nécessaire dans son usage seulement pratique et non théorique. En effet, Dieu est à la connexion du bonheur et de la moralité.

Cette même loia doit aussi conduire, d'une façon aussi désintéressée qu'auparavant, par la simple raison impartiale, à la possibilité du deuxième élément du souverain bienb, ou du bonheur proportionné à cette moralité, à savoir à la supposition de l'existence d'une cause adéquate à cet effet, c'est‑à‑dire postuler l'existence de Dieu comme ayant nécessairement rapport à la possibilité du souverain bien (objet de notre volonté qui est nécessairement lié à la législation morale de la raison pure). Nous voulons exposer cette connexion d'une manière concluante.

 Le bonheur est l'état dans le monde d'un être raisonnable, à qui, dans tout le cours de son existence, tout arrive suivant son souhait et sa volonté ; il repose donc sur l'accord de la nature avec le but tout entier qu'il poursuit, et aussi avec le principe essentiel de détermination de sa volonté. Or la loi morale, comme une loi de la liberté, ordonne par des principes déterminants qui doivent être tout à fait indépendants de la nature et de l'accord de cette dernière avec notre faculté de désirer (comme mobiles). Mais l'être raisonnable, qui agit dans le monde, n'est pas cependant en même temps cause du monde et de la nature elle‑même. Donc, dans la loi morale, il n'y a pas le moindre principe pour une connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur qui lui est proportionné, chez un être appartenant comme partie au monde et par conséquent en dépendant, qui justement pour cela, ne peut par sa volonté, être cause de cette nature et ne peut, quant à son bonheur, la mettre par ses propres forces complètement d'accord avec ses principes pratiques. Cependant dans le problème pratique de la raison pure, c'est‑à‑dire dans la poursuite nécessaire du souverain bien, on postule une telle connexion comme nécessaire : nous devons chercher à réaliser le souverain bien (qui doit donc être possible). Ainsi on postule aussi l'existence d'une cause de toute la nature distincte de la nature et contenant le principe de cette connexion, c'est‑à‑dire de l'harmonie exacte du bonheur et de la moralité. Mais cette cause suprême doit renfermer le principe de l'accord de la nature, non seulement avec une loi de la volonté des êtres raisonnables, mais aussi avec la représentation de cette loi en tant que ceux‑ci en font le principe suprême de détermination de leur volonté ; partant non seulement avec les mœurs d'après la forme, mais aussi avec leur moralité comme principe déterminant, c'est‑à‑dire avec leur intention morale. Le souverain bien n'est donc possible dans le monde qu'en tant qu'on admet une cause suprême de la nature, qui a une causalité conforme à l'intention morale. Or un être qui est capable d'agir d'après la représentation de lois est une intelligence (un être raisonnable) et la causalité d'un tel être, d'après cette représentation des lois, est sa volonté. Donc la cause suprême de la nature, en tant qu'elle doit être supposée pour le souverain bien, est un être qui, par l'entendement et la volonté, est la cause, partant l'auteur de la nature, c'est‑à‑dire Dieu. Par conséquent le postulat de la possibilité du souverain bien dérivé (du meilleur monde) est en même temps le postulat de la réalité d'un souverain bien primitif, à savoir de l'existence de Dieu.

 Or, c'était un devoir pour nous de réaliser le souverain bien, partant non seulement du droit, mais aussi une nécessité liée comme besoin avec le devoir, de supposer la possibilité de ce souverain bien, qui, puisqu'il n'est possible que sous la condition de l'existence de Dieu, lie inséparablement la supposition de cette existence avec le devoir, c'est‑à‑dire qu'il est moralement nécessaire d'admettre l'existence de Dieu.

 Or, il faut bien remarquer ici que cette nécessité morale est subjectivec, c'est-à-dire un besoin, et non pas objective, c'est‑à‑dire qu'elle n'est pas elle‑même un devoir ; car ce ne peut être un devoir d'admettre l'existence d'une chose (puisque cela concerne simplement l'usage théorique de la raison). Il ne faut pas non plus entendre par là qu'il soit nécessaire d'admettre l'existence de Dieu, comme un fondement de toute obligation en générald (car ce fondement repose, comme cela a été suffisamment démontré, exclusivement sur l'autonomie de la raison même). Ce qui appartient seulement ici au devoir, c'est de travailler à produire et à favoriser dans le monde le souverain bien, dont la possibilité peut alors être postulée, mais que notre raison ne peut se représenter qu'en supposant une intelligence suprême. Admettre l'existence de cette suprême intelligence est donc une chose liée avec la conscience de notre devoir, bien que ce fait même de l'admettre appartienne à la raison théorique, que considéré relativement à elle seule comme principe d'explication, il peut s'appeler une hypothèse ; mais que relativement à l'intelligibilité d'un objet qui pourtant nous est donné par la loi morale (le souverain bien), partant d'un besoin pour un but pratique, il peut être appelé une croyance, et même une pure croyance de la raisone, parce que la raison pure seule (d'après son usage, théorique aussi bien que pratique ) est la source d'où il découle. [...]
Emmanuel Kant
Critique de la raison pratique, 1788, trad F. Picavet.

Aide à la lecture

a. Expression proprement kantienne pour désigner le principe pratique du devoir ou impératif catégorique qui s'impose absolument à la volonté libre de l'homme, en exigeant d'elle du respect.
b. Il s'agit traditionnellement de ce qui est conçu comme le plus grand bien de l'homme et qui est dès lors pour lui un but ultime à rechercher. Tout le problème pour Kant est de parvenir à associer dans le concept de souverain bien deux aspects, souvent considérés comme incompatibles, à savoir le bonheur de l'individu et la moralité.
c. L'hypothèse de l'existence de Dieu acquiert une forme de nécessité lorsque l'on réfléchit à son usage pratique, mais pour Kant, cela ne veut pas dire que l'existence de Dieu devient une connaissance théorique objective. Cela dépend toujours de chacun, du sujet humain qui a besoin de faire cette hypothèse pour la morale, en particulier concernant le souverain bien.
d. Dans la mesure où Dieu est à la connexion dans la notion de souverain bien entre le bonheur de l'individu et la moralité qu'exprime la loi morale, il s'ensuit que la morale repose en dernière instance sur Dieu ou la religion.
e. Il faut croire en l'hypothèse de l'existence divine. Autrement dit, la raison pratique mène à croire en Dieu. Par là, Kant évite l'opposition traditionnelle entre foi et raison, entre croire et savoir (qui dépendrait de la raison). La croyance en Dieu n'est donc pas irrationnelle, mais c'est bien plutôt la raison qui pousse à croire.
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Hume
Qu'est-ce qu'un miracle ?

Plus haut dans son Enquête, Hume a démontré que l'idée de causalité, c'est-à-dire de connexion nécessaire, repose en fait sur notre habitude à lier des phénomènes différents entre eux, selon que l'on présume une plus ou moins forte probabilité à leur égard. À partir de cette thèse, il réfléchit ici sur le miracle, notion éminemment religieuse, le sens à lui donner et sa possibilité dans le cadre du monde naturel.

Un miracle est une violation des lois de la nature a ; et comme une ferme et inaltérable expérience a établi ces lois, la preuve contraire à un miracle est, de par la nature même de ce fait, aussi complète qu'aucun argument d'expérience qu'on puisse imaginer. Pourquoi est‑il plus probable que tous les hommes doivent mourir, que le plomb ne peut, de soi‑même, rester suspendu en l'air, que le feu consume le bois et est éteint par l'eau, sinon parce que ces événements apparaissent conformes aux lois de la nature, et qu'il est besoin d'une violation de ces lois, ou, en d'autres termes, d'un miracle, pour les empêcher ? On ne tient pour miracle rien qui advienne jamais dans le cours ordinaire de la nature. Ce n'est pas un miracle, qu'un homme qui, en apparence, se porte bien, meure soudainement ; attendu qu'un tel genre de mort, quoique plus insolite que tout autre, s'est pourtant vu fréquemment. Mais c'est un miracle qu'un homme mort revienne à la vie, parce que cela ne s'est jamais vu à aucune époque ni en aucun pays. Il y a donc forcément une expérience uniforme contraire à tout événement miraculeux; sans quoi l'événement ne mériterait pas cette appellation. Et comme une expérience uniforme atteint à une preuve, il y a là une preuve directe et complète, de par la nature du fait, contre l'existence de tout miracle ; et une telle preuve ne peut être détruite, ni le miracle rendu croyable, que par une preuve opposée qui soit supérieureb.

 La conséquence manifeste (et c'est une maxime générale digne de notre attention) est que nul témoignage ne suffit à établir un miracle, à moins que le témoignage ne soit de telle sorte que la fausseté en fût plus miraculeuse que le fait qu'il s'efforce d'établir ; que, même en ce cas, il y a destruction réciproque des arguments, et que le plus fort ne nous donne qu'une assurance conforme au degré de force qui reste après déduction du plus faible. Quand quelqu'un me dit qu'il a vu un mort rappelé à la vie, je considère immédiatement en moi‑même s'il est plus probable que cette personne me trompe ou se trompe elle‑même, ou que le fait qu'elle rapporte soit réellement advenu. Je mets en balance l'un et l'autre miracle, et, suivant la supériorité que je découvre, je prononce ma décision et rejette toujours le miracle le plus grand. Au cas où la fausseté de son témoignage serait plus miraculeuse que l'événement qu'elle rapporte, alors, et alors seulement, cette personne peut prétendre commander ma croyance et mon opinion.
David Hume
Enquête sur l'entendement humain, 1759, trad. D. Deleule, © Librairie Générale Française - Le Livre de Poche, 1999.

Aide à la lecture

a. Pour que le miracle ait un sens, il faut supposer une régularité de la nature. Tout ce qui arrive dans la nature, a lieu selon certaines lois. Or le miracle frappe par son caractère extra‑ordinaire, parce qu'il interrompt les lois de la nature. Au sens fort, il s'agit d'une violation.
b. Si le miracle n'a de sens qu'en tant qu'il viole les lois habituelles, c'est-à-dire les plus probables, de la nature, cette même régularité ou uniformité de la nature devrait prouver l'inexistence du miracle, car le cours régulier apporte une preuve qui sera toujours d'une plus forte probabilité que le simple témoignage, hautement improbable, d'un homme. Ainsi Hume retourne donc contre le miracle ce que sa notion supposait pour signifier quelque chose.
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Nietzsche
Le dionysiaque

À cause de son célèbre texte « la mort de Dieu » et l'Antéchrist, Friedrich Nietzsche a pu passer pour le pourfendeur de la religion. Cependant, s'il s'est lui‑même très vite intéressé au phénomène religieux, et ne l'a pas univoquement condamné. Ici, il revient sur ce qu'il a appelé à ses débuts le « dionysien », c'est‑à‑dire une certaine pulsion artistique qu'exprime le dieu antique Dionysos.

La psychologie de l'orgiasmea comme d'un sentiment de vie et de force débordante, dans les limites duquel la douleur même agit comme stimulant, m'a donné la clef pour l'idée du sentiment tragique, qui a été méconnu tant par Aristote que par nos pessimistes. La tragédie est si éloignée de démontrer quelque chose pour le pessimisme des Hellènes au sens de Schopenhauer b qu'elle pourrait plutôt être considérée comme sa réfutation définitive, comme son jugement. L'affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de ses types les plus élevés, à son propre caractère inépuisable — c'est ce que j'ai appelé dionysien, c'est en cela que j'ai cru reconnaître le fil conducteur vers la psychologie du poète tragique. Non pour se débarrasser de la crainte et de la pitié, non pour se purifier d'une passion dangereuse par sa décharge véhémente — c'est ainsi que l'a entendu Aristote, mais pour personnifier soi-même, au-dessus de la crainte et de la pitié, l'éternelle joie du devenir, — cette joie qui porte encore en elle la joie de l'anéantissement… Et par là je touche de nouveau l'endroit d'où je suis parti jadis. — L'origine de la Tragédie fut ma première transmutation de toutes les valeursc : par là je me replace sur le terrain d'où grandit mon vouloir, mon savoir — moi le dernier disciple du philosophe Dionysos, — moi le maître de l'éternel retour…
Friedrich Nietzsche
Le crépuscule des idoles, 1889, trad H. Albert.

Aide à la lecture

a. Nietzsche s'intéresse à l'état d'esprit de la célébration des mystères et des orgies pendant l'Antiquité qui se faisaient en l'honneur du dieu Dionysos.
b. Pour Nietzsche, la Grèce est le peuple antique qui a été très lucide sur la nature souffrante de la vie et Schopenhauer, philosophe allemand du XIXe siècle en serait l'héritier.
c. Il s'agit de la démarche proprement nietzschéenne d'étudier et de renverser les valeurs morales traditionnelles.
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Épicure
Les vrais impies ne sont pas ceux que l'on croit

On a longtemps préjugé que l'épicurisme n'était qu'un athéisme. Et pourtant, Épicure explique dans cette lettre qu'il admet l'existence des dieux, les définit même comme « incorruptibles » et « bienheureux » et retourne l'accusation d'impiété contre les fausses opinions communes.

 D'abord, considérant que le dieu est un vivant incorruptible et bienheureux, suivant ce que trace la conception commune du dieu, en lui attache rien qui soit étranger à son incorruptibilité ni qui soit inapproprié à sa félicité ; mais forme en toi, en la rapportant à lui, toute opinion qui est en mesure de préserver sa félicité jointe à son incorruptibilité. Car les Dieux existent : en effet, évidente est la connaissance que l'on a d'eux ; en revanche, tels que la multitude les considère, ils n'existent pas ; en effet, la multitude ne préserve pas les dieux, tels qu'elle les considère. Et l'impie n'est pas celui qui supprime les dieux de la multitude, mais celui qui attache aux dieux les opinions de la multitude.
Épicure
Lettre à Ménécée, IVe s. av. J.-C., trad. O. Hamelin.
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Nietzsche
Dieu est mort !

Dans un texte aux accents poétiques, Nietzsche nous invite à réfléchir sur l'extinction de la croyance en Dieu. En ce sens, Dieu est mort… « dans les esprits ». Mais le personnage du dément ne vise pas seulement à détonner, par l'annonce d'un événement qui ne surprend guère plus personne dans un monde incroyant, mais à s'interroger sur les conséquences. Dieu est mort, et cela ouvre peut‑être l'avenir à de nouveaux possibles. Il faut questionner la valeur de cet événement.

Le dément.1 – N'avez‑vous pas entendu parler de ce dément qui, dans la clarté de midi alluma une lanterne, se précipita au marché et cria sans discontinuer : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » – Étant donné qu'il y avait justement là beaucoup de ceux qui ne croient pa en Dieu, il déchaîna un énorme éclat de rire. S'est‑il donc perdu ? disait l'un. S'est‑il égaré comme un enfant ? disait l'autre. Ou bien s'est‑il caché ? A‑t‑il peur de nous ? S'est‑il embarqué ? A‑t‑il émigré ? – ainsi criaient‑ils en riant dans une grande pagaille. Le dément se précipita au milieu d'eux et les transperça du regard. « Où est passé Dieu ? lança‑t‑il, je vais vous le dire ! Nous l'avons tué, a – Vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment pûmes-nous boire la mer jusqu'à la dernière goutte ? Qui nous donna l'éponge pour faire disparaître tout l'horizon ? Que fîmes‑nous en détachant cette terre de son soleil ? Où l'emporte sa course désormais ? Où nous emporte notre course ? Loin de tous les soleils ? Ne nous abîmons‑nous pas dans une chute permanente ? Et ce en arrière, de côté, en avant, de tous les côtés ? Est‑il encore un haut et un bas ? N'errons‑nous pas comme à travers un néant infini ? L'espace vide ne répand-il pas son souffle sur nous ? Ne s'est-il pas mis à faire plus froid ? La nuit ne tombe‑t‑elle pas continuellement, et toujours plus de nuit ? Ne faut‑il pas allumer des lanternes à midi ? N'entendons‑nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ensevelissent Dieu ? Ne sentons‑nous rien encore de la décomposition divine ? – les dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu demeure mort ! Et nous l'avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, assassins entre les assassins ? Ce que le monde possédait jusqu'alors de plus saint et de plus puisant, nos couteaux l'ont vidé de son sang, – qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions‑nous nous purifier ? Quelles cérémonies expiatoires, quels jeux sacrés, nous faudra‑t‑il inventer ? La grandeur de cet acte n'est‑elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut‑il pas devenir nous‑mêmes des dieux pour apparaître seulement dignes de lui ? Jamais il n'y eut acte plus grand, – et quiconque naît après nous appartient du fait de cet acte à une histoire supérieure à ce que fut jusqu'alors toute histoire ! » – Le dément se tut alors et considéra de nouveau ses auditeurs : eux aussi se taisaient et le regardaient déconcertés. Il jeta enfin sa lanterne à terre : elle se brisa et s'éteignit. « Je viens trop tôt, dit‑il alors, ce n'est pas encore mon heure. Cet événement formidable est encore en route et voyage, – il n'est pas encore arrivé jusqu'aux oreilles des hommes. La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière des astres a besoin de temps, les actes ont besoin de temps, même après qu'ils ont été accomplis, pour être vus et entendus. Cet acte est encore plus éloigné d'eux que les plus éloignés des astres, – et pourtant ce sont eux qui l'ont accompli. » – On raconte encore que ce même jour, le dément aurait fait irruption dans différentes églises et il y aurait entonné son Requiem aeternam deo2. Expulsé et interrogé, il se serait contenté de rétorquer constamment ceci : « Que sont donc encore ces églises si ce ne sont pas les caveaux et les tombeaux de Dieu ? » –
Friedrich Nietzsche
Le gai savoir, 1882, trad. P. Wotling, G. Bianquis, P. Mathias et al., © Flammarion, 2007.

Aide à la lecture

a. Nietzsche joue avec l'équivocité du terme. D'une part, cela renvoie à l'événement de la crucifixion du Christ dans le Nouveau Testament. Il y a donc déjà une « mort de Dieu » dans la Bible même. D'autre part, l'auteur désigne ici le fait que les hommes ne croient plus en Dieu. Il s'agit alors de la mort de la croyance en Dieu que vient justement annoncer le dément. Or, la mort de Dieu ouvrirait l'avenir à deux possibilités : soit l'auto‑culpabilisation des hommes, soit la déification des dieux eux-mêmes.

Notes de bas de page

1. Le personnage qui venant annoncer l'événement de la mort de Dieu à des êtres déjà incroyants passe pour fou. On traduit parfois par « l'insensé » dont la connotation est immédiatement plus chrétienne, puisque dans les Psaumes, l'insensé est l'athée qui nie l'existence de Dieu.
2. Prière des morts pour Dieu l'éternel.
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Sartre
L'existentialisme athée est plus cohérent

Dans ce manifeste, Jean-Paul Sartre répond aux critiques qui ont été faites à l'existentialisme. Il entreprend ainsi de démontrer que son existentialisme est plus cohérent que l'existentialisme chrétien parce qu'il repose sur l'hypothèse athée que Dieu n'existe pas.

 Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur ; et quelle que soit la doctrine que nous considérions, qu'il s'agisse d'une doctrine comme celle de Descartes ou de la doctrine de Leibniz, nous admettons toujours que la volonté suit plus ou moins l'entendement ou, tout au moins, l'accompagne, et que Dieu, lorsqu'il crée, sait précisément ce qu'il crée. Ainsi, le concept d'homme, dans l'esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe‑papier dans l'esprit de l'industriel ; et Dieu produit l'homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l'artisan fabrique un coupe‑papier suivant une définition et une technique. Ainsi l'homme individuel réalise un certain concept qui est dans l'entendement divin. Au XVIIIe siècle, dans l'athéisme des philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pas pour autant l'idée que l'essence précède l'existence. Cette idée, nous la retrouvons un peu partout : nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et même chez Kant. L'homme est possesseur d'une nature humaine1 ; cette nature humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d'un concept universel, l'homme ; chez Kant, il résulte de cette universalité que l'homme des bois, l'homme de la nature, comme le bourgeois sont astreints à la même définition et possèdent les mêmes qualités de base. Ainsi, là encore, l'essence2 d'homme précède cette existence3 historique que nous rencontrons dans la nature. L'existentialisme
Jean-Paul Sartre
L'existentialisme est un humanisme, © Éditions Gallimard, 1946.

Notes de bas de page

1. Dans le texte, la nature humaine renvoie à l'essence, c'est-à-dire à ce qui définit universellement l'homme, en dehors de tous les choix individuels de chacun.
2. Ce qu'est la chose, en tant que telle, indépendamment de son existence.
3. Le fait qu'une chose est. Autrement dit, il y a une chose.
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Russell
Les trois formes de dessein cosmique

Dans ce texte, Russell met en lumière les restes de croyance religieuse chez les savants. Ceux-ci considèrent qu'il y a une question, « pourquoi ? », à laquelle la science ne peut pas ultimement répondre. C'est pourquoi la religion persiste encore aujourd'hui, y compris chez les plus grands scientifiques.

 Les hommes de science contemporains, s'ils ne sont pas hostiles ou indifférents à la religion, se cramponnent à une croyance qui, pensent‑ils, peut survivre au milieu des débris des dogmes antérieurs, à savoir la croyance au Dessein Cosmique. Les théologiens libéraux en font aussi leur article de foi principal. Cette doctrine a plusieurs formes, mais toutes contiennent l'idée que l'Évolution est dirigée vers quelque chose de moralement précieux, qui justifie en quelque sorte tout ce long processus. Sir J. Arthur Thompson1, comme nous l'avons vu, soutient que la science est incomplète parce qu'elle ne peut pas répondre à la question : « Pourquoi ? » La religion, à son avis, peut y répondre. Pourquoi les étoiles se sont‑elles formées ? Pourquoi le soleil a‑t‑il donné naissance aux planètes ? Pourquoi la terre s'est-elle refroidie, et a‑t‑elle finalement donné naissance à la vie ? Parce qu'en fin de compte, quelque chose d'admirable allait en résulter. Quoi ? je n'en suis pas tout à fait sûr, mais je pense qu'il s'agit des théologiens scientifiques et des savants à tendances religieuses. Cette doctrine a trois formes : la forme théiste2, la forme panthéiste 3, et celle qu'on peut appeler « émergente ». « La première, qui est la plus simple et la plus orthodoxe, soutient que Dieu a créé le monde et décrété les lois de la nature parce qu'il prévoyait qu'à la longue, un bien allait en résulter. D'après cette doctrine, le dessein existe consciemment dans l'esprit du Créateur, qui reste extérieur à Sa création. Dans la forme panthéiste, Dieu n'est pas extérieur à l'univers, mais n'est autre chose que l'univers pris dans son ensemble. Il ne peut donc pas exister d'acte de création, mais il existe dans l'univers une force qui le fait évoluer selon un plan, dont on peut dire que cette force créatrice l'avait à l'esprit dès l'origine. Dans la forme « émergente » a, le dessein est plus aveugle. À un stade déterminé, rien dans l'univers ne prévoit un stade futur, mais une sorte d'impulsion aveugle conduit aux changements qui donnent naissance à des formes plus développées, de sorte que, dans un sens assez obscur, le commencement implique la fin.
Bertrand Russell
Science et Religion, 1935, trad. P.-R. Mantoux, © Éditions Gallimard, 1990.

Aide à la lecture

a. La forme émergente dont parle ici Russell se lie à l'idée de « dessein cosmique » au début du texte. L'émergence caractérise ici le sens de l'évolution vers le plus développé, voire le meilleur et le plus parfait. En quelque sorte, il semble y avoir dans le sens de l'évolution quelque chose de divin.

Notes de bas de page

1. Sir Arthur Thompson est un zoologue écossais du XIXe siècle.
2. Le théisme est la doctrine et la croyance religieuses qui affirment l'existence d'un dieu, souvent transcendant et créateur. Son contraire est l'athéisme qui nie l'existence de Dieu.
3. Le panthéisme est la doctrine et la croyance religieuses qui affirment que le monde est divin ou que Dieu est le monde ou l'univers. Dieu n'est ainsi pas transcendant et hors du monde, mais immanent.
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Einstein
La science et la religion cosmique

Il y a une forme de religion qui est propre au savant. C'est la religion cosmique par laquelle il exprime sa foi, son admiration même, pour « l'architecture du monde ». Avant tout, cette religion cosmique pousse toujours plus les savants dans leur recherche.

 La condition des hommes s'avérerait pitoyable s'ils devaient être domptés par la peur d'un châtiment ou par l'espoir d'une récompense après la mort. Il est donc compréhensible que les Églises aient, de tout temps, combattu la Science et persécuté ses adeptes. Mais je soutiens que la religion cosmique est le mobile le plus puissant et le plus généreux de la recherche scientifique. Seul, celui qui peut évaluer les gigantesques efforts et, avant tout la passion sans lesquelles les créations intellectuelles scientifiques novatrices n'existeraient pas, peut évaluer la force du sentiment qui seul a créé un travail absolument détaché de la vie pratique. Quelle confiance profonde en l'intelligibilité de l'architecture du monde et quelle volonté de comprendre, ne serait‑ce qu'une parcelle minuscule de l'intelligence se dévoilant dans le monde, devaient animer Kepler et Newton pour qu'ils aient pu éclairer les rouages de la mécanique céleste dans un travail solitaire de nombreuses années. Celui qui ne connaît la recherche scientifique que par ses effets pratiques conçoit trop vite et incomplètement la mentalité des hommes qui, entourés des contemporains sceptiques, ont montré les routes aux individus qui pensaient comme eux. Or ils se trouvaient dispersés dans le temps et l'espace. Seul, celui qui a voué sa vie à des buts identiques possède une imagination compréhensive de ces hommes, de ce qui les anime, de ce qui leur insuffle la force de conserver leur idéal, malgré d'innombrables échecs. La religiosité cosmique prodigue de telles forces. Un contemporain déclarait, non sans justice, qu'à notre époque installée dans le matérialisme se reconnaissent, dans les savants scrupuleusement honnêtes les seuls esprits profondément religieux.
Albert Einstein,
Comment je vois le monde, 1934, trad. M. Solovine, R.Hanrion, © Flammarion, 2017

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