Friedrich Nietzsche émet ici un soupçon radical sur
l'attitude du savant. Son raisonnement procède par un
enchaînement de questions. Le savant est-il bien celui
qu'il prétend être ? Est‑il bien cet homme qui repousse
ou suspend toutes ses convictions et croyances, qui pourraient
rendre partiel son jugement et l'invalider ? Ainsi, la
démarche scientifique consisterait à déposer toutes ses
croyances, le temps de la recherche, pour savoir la vérité.
Pourtant, il y a une croyance qui échappe au savant,
lorsqu'il prétend se dépouiller de toutes ses croyances.
En effet, Nietzsche pose une question d'ordre causal :
qu'est‑ce qui déclenche la démarche scientifique ? C'est
le fait que la vérité existe et que la vérité est nécessaire
à connaître. Mais cela est tout autant une croyance. Le
savant croit en la vérité.
Tel est donc le paradoxe, sinon la contradiction, de l'attitude
scientifique. Elle prétend rejeter toute croyance et
maintient cependant une croyance en la vérité. C'est au
nom de cette croyance en la vérité que le savant abolit
toutes ses autres croyances. Mais elle n'en reste pas
moins une croyance. Nietzsche montre d'abord que le
savant n'est pas celui qu'il prétend être. Ensuite, il remet
en question la croyance en la vérité. Pourquoi ne pas
plutôt croire en une divinité qui promeut le faux, le trompeur ? Pourquoi voulons‑nous la vérité ? La question est
désormais d'ordre moral.
En conclusion, Nietzsche passe de la mise en question à la
remise en cause de cette croyance en la vérité du savant,
dans la mesure où elle puise sa source dans la religion.
Nietzsche cible en particulier la religion chrétienne qui
identifie Dieu et la vérité. On atteint donc Dieu lorsque
l'on interroge la croyance en la vérité.
Si le savant est encore « pieux », c'est parce qu'il croit
encore, et à son insu, en la vérité. Or, en croyant en la
vérité, il croit encore en Dieu, alors même qu'il pourrait
prétendre séparer religion et science, pour se ranger du
côté de cette dernière. Certes, pour le savant, ce n'est pas
tant Dieu qui est la vérité que la vérité qui est divine. Mais
il reste pris dans la morale chrétienne de la vérité.
Nietzsche définit l'homme comme un « fabricateur de
dieux » ; or la croyance dans la vérité est bien de cet
ordre. Ainsi, selon l'auteur : « il y a dans le monde plus
d'idoles que de réalités », ce qui signifie que la croyance
en la vérité, n'est pas la seule idolâtrie présente dans le
monde moderne. L'auteur en dresse une liste non exhaustive
en citant : « progrès », « scientisme », « bonheur pour
tous », ou encore « athéisme ». Ce dernier exemple peut
surprendre, l'auteur s'en explique dans la
Généalogie
de la morale. Ce que souhaite l'athée c'est la vérité sans
la foi en Dieu, or la croyance en la vérité est idolâtrie,
l'athéisme est donc aussi une forme de foi en un idéal
de vérité, « une phase dernière de son évolution ».
Ibid.