Dans le cadre d'une recherche internationale sur la douleur, la philosophe Alexandrine Schniewind s'interroge sur l'ennui. Cet état fait souvent souffrir l'adulte. Dans cet extrait, elle évoque l'ennui des enfants et ses vertus.
L'ennui est un état. Il est indissociable du vécu temporel. Ce temps qui ne passe pas, le vécu que j'en ai, risque bien de faire naître en moi l'ennui. Tout dépendra ensuite de l'ampleur que prend ou non le vécu temporel et la temporalité. Chez l'enfant, l'ennui s'annonce et grandit en même temps que la perception de la temporalité s'affirme. Nul risque, donc, que bébé s'ennuie, puisque la notion même de temps n'est pas encore un paramètre qu'il manie. Chez l'enfant, l'ennui peut être languissant, mais garde toujours une part d'insouciance, sans doute parce que la temporalité n'a pas encore déployé tout son poids potentiel sur lui. Et peut-être est-ce là la raison pour laquelle l'ennui, chez l'enfant, côtoie de près la rêverie et peut être un tremplin vers la créativité, si tant est qu'on lui en laisse la possibilité. Or, les espaces propices à cette transformation de l'ennui par les enfants sont souvent menacés par l'intervention des adultes, tant l'ennui est un état qu'ils redoutent. C'est la raison pour laquelle de multiples loisirs sont généralement mis en place par les adultes pour occuper le temps libre des petits et des grands. Autrement dit, pour passer le temps. Les grandes vacances, par exemple, sont un temps où l'ennui s'invite volontiers, à moins qu'un Monsieur Hulot ne vienne le chasser, s'émerveillant pour un rien, comme un enfant : les châteaux de sable deviennent de véritables forteresses, les coquillages des trésors dont on se remplit les poches, la bicyclette un carrosse pour explorer les environs… Cette capacité à faire basculer l'ennui dans un éclat de rire, l'enfant y excelle, tandis que l'adulte l'a bien souvent perdue. [...]
Dans l'ennui, l'instant présent disparaît, puisqu'il n'y a plus l'expérience d'une succession d'instants et de moments qui forment le temps. On se trouve plongé dans une atemporalité qui semble être sans limite, sans arrêt, et qui risque donc bien d'être éternelle. [...]
L'homme d'aujourd'hui est devenu le champion de la consommation de passe-temps les plus multiples. Notre vie très active, pour ne pas dire notre vie tout court, est chronométrée. Les agendas surchargés et sans marges (sans « Spielraum », mot qui désigne une plage de temps, mais aussi la chambre de l'enfant où va pouvoir naître la créativité du jeu), les connexions multiples, le fait d'être sans cesse branché sur internet et au téléphone, participent au fait de rendre les plages de temps vide ou dépouillé d'activité de plus en plus rares [...] : toutes ces occupations, y compris (et peut-être même avant tout) celles qui sont virtuelles, ne sont-elles pas tant de moyens mis en œuvre pour chasser l'ennui ?