Tristan et Iseult
Tristan est fort troublé. Entre son lit et celui du roi, il y avait bien
la longueur d'une lance. Tristan a soudain une idée téméraire ; il se dit
en lui‑même qu'il irait parler à la reine, s'il le pouvait, quand son oncle
serait endormi. Dieu ! quelle erreur ! Il est trop hardi ! Le nain se trouvait
durant la nuit dans la chambre du roi. Écoutez comment il agit cette
nuit‑là. Il répand la farine entre les deux lits, de telle manière qu'apparaissent
les traces de pas si l'un d'eux rejoint l'autre au cours de la nuit.
La farine gardera l'empreinte des pieds. Tristan vit le nain s'affairer et
répandre la farine. Il se demanda ce que cela signifiait, car d'habitude le
nain n'agissait pas ainsi. Puis il se dit :
« Il répand probablement de la farine à cet endroit pour voir notre trace si l'un de
nous va trouver l'autre. Bien fou celui qui irait maintenant ! Il verra bien si j'irai ! »
La veille, Tristan, dans la forêt, avait été blessé à la jambe par un grand
sanglier ; il souffrait énormément. La plaie avait beaucoup saigné. Par malheur,
elle n'était pas bandée. Tristan ne dormait pas, à ce qui semblait. Le roi se leva à
minuit et sortit de la chambre. Le nain bossu l'accompagnait. Dans la chambre,
il n'y avait pas la moindre clarté, ni cierge, ni lampe allumée. Tristan se mit
debout sur le lit. Dieu ! Pourquoi fait‑il cela ? Mais écoutez ! Il joint les pieds,
estime la distance et saute. Il retombe sur le lit du roi. Sa plaie s'ouvre et saigne
abondamment. Le sang qui en jaillit rougit les draps. La plaie saigne mais il ne
la sent pas car il est tout à la joie de son amour. En plusieurs endroits, le sang
s'agglutine. Le nain est dehors. À la lune, il vit bien que les deux amants étaient
enlacés. Il en frémit de joie et dit au roi :
« Va et si tu ne peux pas les surprendre ensemble, fais‑moi pendre ! »
[…] Le roi arrive. Tristan l'entend et se lève, tout effrayé. Aussitôt, il regagne
son lit d'un bond. Dans le mouvement que Tristan fait, le sang coule – quel
malheur ! – de la plaie sur la farine. Ah, Dieu ! quel dommage que la reine n'ait
pas enlevé les draps du lit ! Aucun d'eux cette nuit‑là n'aurait été reconnu coupable.
Si Iseult s'en était avisée, elle aurait aisément pu préserver son honneur.
Mais Dieu à qui il plut de les protéger commit par la suite un grand miracle.
Le roi revient dans sa chambre ; le nain l'accompagne en tenant la chandelle.
Tristan faisait semblant de dormir car il ronflait bruyamment du nez. […] Sur la
farine, apparut le sang, tout chaud. Le roi aperçut le sang sur le lit. Les draps blancs
étaient tout vermeils et, sur la fleur de farine2, on distinguait la trace du saut. […]
« Voici un indice irréfutable : votre culpabilité est prouvée, dit le roi. Votre
tentative de justification n'aura aucun poids. Oui, Tristan, demain votre mort
est certaine, vous pouvez en être sûr !
– Grâce, sire ! lui répond celui‑ci. Pour Dieu qui souffrit sa passion3, ayez
pitié de nous, sire ! »
Référence aux
souffrances de Jésus Christ, de
son arrestation à sa mort.