La première partie du roman raconte les aventures d'un jeune homme pour
séduire un bouton de rose, métaphore de la femme aimée. Dans ce passage,
le dieu Amour lui enseigne les règles de la fin'amor.
Je veux maintenant te résumer ce que je t'ai dit, car la parole est plus facile
à retenir quand elle est brève. Celui qui veut faire d'Amour son maître doit
être courtois et sans orgueil, qu'il soit toujours élégant et gai, et réputé pour
sa largesse1. Ensuite, je te donne cette pénitence2 : que nuit et jour, sans regret,
l'amour occupe tes pensées. Penses‑y toujours et sans cesse, et rappelle‑toi l'heure
délicieuse dont la joie tarde tant pour toi. Pour que tu sois un parfait amant, je
veux et commande que tu aies mis tout ton cœur en un seul lieu si bien qu'il
n'y soit pas à moitié, mais entièrement, sans tricher car je n'aime pas partager.
Quand on disperse son cœur en de nombreux endroits, on n'en donne partout
qu'une petite part ; mais je ne redoute rien de celui qui en un seul lieu met tout
son cœur. Pour cette raison, je veux que tu le mettes en un seul lieu, mais gardetoi
bien de le prêter, car si tu l'avais prêté, ce serait à mes yeux une infamie3.
Donne‑le au contraire sans restriction, ton mérite en sera plus grand : l'avantage
qu'on retire d'une chose prêtée est vite rendu et acquitté, mais pour une chose
qu'on a donnée, grande doit être la récompense. Donne‑le donc totalement, et
fais‑le de bonne grâce : l'on doit faire grand cas de ce qu'on donne avec le sourire,
et je n'accorde pas la moindre valeur à ce qu'on donne à contrecœur. Dès que
tu auras donné ton cœur comme je te l'ai dit dans mon prêche4, ce sera alors
pour toi le temps des aventures qui pour les amants sont douloureuses et dures.
Souvent, quand tu te souviendras de ton amour, tu seras contraint de t'éloigner
des gens pour qu'ils ne puissent remarquer les maux qui te serrent le cœur. Tu
t'en iras tout seul de ton côté. Ce sera alors le temps des soupirs et des plaintes,
des frissons et d'autres douleurs en grand nombre. De plusieurs manières tu seras
tourmenté, tantôt brûlant et tantôt glacé, tout rouge un moment et à un autre
livide. Jamais tu n'eus d'aussi mauvaises fièvres, ni quotidiennes, ni quartes5. Tu
auras, avant de t'en aller, éprouvé toutes les douleurs de l'amour. Il t'arrivera
aussi, et plus d'une fois, que, tout à tes pensées, tu sois absent à toi‑même et
qu'un long moment tu sois comme une statue muette qui ne bouge ni ne remue,
sans bouger ni pieds ni mains ni doigt, sans te déplacer et sans parler. Au bout
d'un moment, tu recouvreras tes esprits et, en revenant à toi, tu sursauteras de
frayeur ; […] tu soupireras du fond du cœur, car sache bien que c'est ce que
font ceux qui ont éprouvé les maux qui te bouleversent en ce moment. Ensuite,
il est naturel que tu te souviennes que ton amie est bien loin ; et tu diras alors :
« Mon Dieu, comme je suis abject de ne pas aller là où se trouve mon cœur !
Pourquoi n'y envoyer que mon cœur ? Toujours je pense à elle et d'elle je ne vois
rien ! […] J'irai donc, je ne le supporterai plus, jamais je ne serai heureux avant
d'en avoir quelque trace. »