Méléagant retient en otage la reine Guenièvre, épouse du roi
Arthur. Lancelot, amoureux de la reine, part la délivrer. Pour cela,
il doit avec ses compagnons franchir le Pont de l'Épée, « jamais
franchi par aucun homme », car « tranchant comme une épée ».
Au pied du pont, si menaçant, ils sont descendus de cheval, et
ils voient l'eau traîtresse, un rapide qui grondait, aux flots noirs et
boueux, d'une laideur si effroyable qu'on eût dit le fleuve infernal, si
périlleux et si profond que toute créature en ce monde, en y tombant,
s'y fût perdue comme dans la mer aux eaux salées. Et le pont jeté en
travers ne ressemblait à aucun autre, on n'en vit, on n'en verra jamais
de tel. Il n'y eut jamais, si vous voulez la vérité, de si funeste pont, de
si funeste planche. Une épée fourbie, brillante de blancheur, servait
de pont au‑dessus de l'eau froide. Mais l'épée était solide et rigide, et
elle avait la longueur de deux lances. […] Mais ce qui désespérait les
deux compagnons du chevalier, c'était qu'ils croyaient voir de l'autre
côté, au bout du pont deux lions ou bien deux léopards enchaînés à
un bloc de pierre. L'eau, le pont, les lions les mettent dans une telle
frayeur qu'ils sont tous deux tremblants de peur et qu'ils disent :
« Monseigneur […] Ayez donc plutôt pitié de vous‑même, et restez avec
nous ! Ce serait pécher contre vous‑même que de vous mettre consciemment en
un péril de mort aussi certain. »
Mais il leur répond en riant :
« Seigneurs, soyez remerciés de tant vous inquiéter pour moi […] mais j'ai foi
en Dieu, en qui je crois : en tout lieu il saura me protéger. […] Oui, je veux courir
l'aventure de le franchir, et m'y préparer : plutôt mourir que de retourner ! »
Ils ne savent plus que lui dire, mais tous deux, saisis de pitié, répandent
larmes et soupirs. Quant à lui, pour traverser le gouffre, du mieux qu'il peut, il
s'apprête. Il fait une chose étrange et merveilleuse : il désarme ses pieds et ses
mains. Il n'en sortira pas indemne ni tout à fait valide, s'il parvient de l'autre
côté. Il s'est tenu fermement sur l'épée, plus affilée qu'une faux, à mains nues et
tout déchaussé, car il n'avait gardé au pied soulier, chausse1 ni empeigne2. Il ne
s'est guère inquiété de s'entailler les mains et les pieds, il aimait mieux se mutiler
que tomber du pont et nager dans cette eau d'où plus jamais il ne sortirait.
En grande souffrance, il passe au‑delà comme il le voulait, dans les plus grands
tourments. Il se blesse aux mains, aux genoux et aux pieds, mais Amour qui tout
au long le guide lui verse un baume et tout entier le guérit. Il lui était doux de
souffrir. S'aidant des mains, des pieds et des genoux, il gagne enfin l'autre côté.
Alors lui reviennent à la mémoire les deux lions qu'il croyait y avoir vus
quand il était sur l'autre bord. Il est attentif à regarder : rien, pas même un lézard
ou quoi que ce soit qui lui fasse du mal !
Partie supérieure du
soulier.