Dans ce recueil autobiographique, l'auteur raconte son séjour sur l'ile de
Saint‑Pierre, sur le lac de Bienne, en Suisse.
Quel était donc ce bonheur et en quoi consistait sa jouissance ? Je le donnerais
à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j'y
menais. Le précieux farniente fut la première et la principale de ces jouissances
que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon
séjour ne fut en effet que l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui
s'est dévoué à l'oisiveté. […]
Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après‑midi
à parcourir l'île en herborisant1 à droite et à gauche, m'asseyant tantôt dans
les réduits2 les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur
les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup
d'œil du lac et de ses rivages couronnés d'un côté par des montagnes prochaines
et de l'autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s'étendait
jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers
m'asseoir au bord du lac sur la grève3 dans quelque asile4 caché ; là le bruit des
vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre
agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait
souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit
continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes
yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et
suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine
de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité
des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image : mais
bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement
continu qui me berçait […].
Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble
faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l'air du lac et
la fraîcheur. On se reposait dans le pavillon5, on riait, on causait, on chantait
quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage6 moderne, et enfin l'on s'allait
coucher content de sa journée et n'en désirant qu'une semblable pour le
lendemain. […]
De quoi jouit‑on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de
rien sinon de soi‑même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se
suffit à soi‑même, comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute
autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de
paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait
écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse
nous en distraire et en troubler ici‑bas la douceur.
Recueillant des plantes pour les étudier.
Recoins.
Refuge.
Bâtiment isolé, sur une
propriété.