J'entre en matière par une réflexion très simple, et cependant bien favorable
à la tolérance, c'est que la raison humaine n'ayant pas une mesure précise et
déterminée, ce qui est évident pour l'un est souvent obscur pour l'autre [...] ;
en sorte que tel degré de lumière1
suffisant pour convaincre l'un, est insuffisant
pour un autre dont l'esprit est moins vif, ou différemment affecté, d'où il suit
que nul n'a droit de donner sa raison pour règle, ni de prétendre asservir personne à ses opinions. Autant vaudrait en effet exiger que je regarde avec vos yeux,
que de vouloir que je croie sur votre jugement. Il est donc clair que nous avons
tous notre manière de voir et de sentir, qui ne dépend que bien peu de nous.
L'éducation, les préjugés, les objets qui nous environnent et mille causes secrètes
influent sur nos jugements et les modifient à l'infini. Le monde moral est encore
plus varié que le physique et les esprits se ressemblent moins que les corps.
Nous avons, il est vrai, des principes communs sur lesquels on s'accorde assez ;
mais ces premiers principes sont en très petit nombre, les conséquences qui en
découlent deviennent toujours moins claires à mesure qu'elles s'en éloignent,
comme ces eaux qui se troublent en s'éloignant de leur source. Dès lors les sentiments se partagent, et sont d'autant plus arbitraires, que chacun y met du sien,
et trouve des résultats plus particuliers. La déroute n'est pas d'abord si sensible ;
mais bientôt, plus on marche, plus on s'égare, plus on se divise ; mille chemins
conduisent à l'erreur, un seul mène à la vérité : heureux qui sait le reconnaitre !
Chacun s'en flatte pour son parti2, sans pouvoir le persuader aux autres ; mais
si dans ce conflit d'opinions, il est impossible de terminer nos différends3, et de
nous accorder sur tant de points délicats, sachons du moins nous rapprocher et
nous unir par les principes universels de la tolérance et de l'humanité, puisque
nos sentiments nous partagent, et que nous ne pouvons être unanimes. Qu'y
a‑t‑il de plus naturel que de nous supporter mutuellement, et de nous dire à
nous‑mêmes avec autant de vérité que de justice : « Pourquoi celui qui se trompe
cesserait‑il de m'être cher ? L'erreur ne fut‑elle pas toujours le triste apanage4 de
l'humanité ? Combien de fois j'ai cru voir le vrai, où dans la suite j'ai reconnu
le faux ? Combien j'en ai condamné, dont j'ai depuis adopté les idées ? Ah, sans
doute, je n'ai que trop acquis le droit de me défier de moi‑même, et je me garderai de haïr mon frère, parce qu'il pense autrement que moi ! »
Clarté.