Influencé par Jean‑Jacques Rousseau, Mercier annonce la pensée socialiste
et communiste du XIXe siècle.
Au plus pauvre la besace1
Toutes les charges, les
dignités2, les emplois, les places civiles, militaires et
sacerdotales se donnent à ceux qui ont de l'argent : ainsi la distance qui sépare
le riche du reste des citoyens s'accroît chaque jour, et la pauvreté devient plus
insupportable par la vue des progrès étonnants du luxe qui fatigue les regards
de l'
indigent3.
La haine s'envenime, et l'État est divisé en deux classes ; en gens
avides et insensibles, et en mécontents qui murmurent. Le législateur qui trouvera
le moyen de hacher les propriétés, de diviser et subdiviser les fortunes,
servira merveilleusement l'État et la population.
Telle est la pensée féconde de Montesquieu, revêtu de cette expression si
heureuse :
en tout endroit où deux personnes peuvent vivre commodément, il
se fait un mariage4.
Les richesses accumulées sur quelques têtes enfantent ce luxe si dangereux
pour celui qui en jouit et pour celui qui l'envie. Ces mêmes richesses réparties
d'une manière moins inégale, au lieu du poison destructeur que produit
le faste5,
amèneraient l'aisance, mère du travail et source des vertus domestiques.Tout État
où les fortunes sont à peu près au même niveau, est tranquille, fortuné et semble
faire un tout. […] Tout autre État porte un principe de discorde et de division
éternelle. L'un se vend, l'autre achète, et tous deux sont
avilis6.
Je n'entends pas7
parler de cette égalité
qui n'est qu'une chimère8 ; mais les énormes propriétés
nuisent au commerce et à la circulation. Tout l'argent est d'un côté, et le suc
vital s'égare au lieu de féconder toutes les branches de l'arbre. Que de talents
éclipsés faute de quelques pièces d'argent ! S'il est considéré comme une semence
productive, les trois quarts et demi des citoyens en sont privés, et languissent
toute leur vie sans pouvoir déployer leurs propres facultés.
Rien ne me fait plus de plaisir que de voir l'héritier d'un millionnaire dépenser
en peu d'années les biens immenses que son père avare et dur avait amassés.
Car si le fils était avare comme le père, à la troisième génération le descendant
posséderait dix fois la fortune de son bisaïeul ; et vingt hommes de cette espèce
engloberaient toutes les richesses d'un pays. L'origine de tous les maux politiques
doit s'attribuer à ces fortunes immenses, accumulées sur quelques têtes. Cette
funeste inégalité fait naître d'un côté les attentats de l'opulence, et de l'autre les
crimes obscurs de l'indigence. Elle enfante une guerre intestine qui a beaucoup
de ressemblance avec la guerre civile : elle inspire aux uns une haine d'autant
plus active qu'elle est cachée, et aux autres un orgueil intolérable, qui devient
cruel. Tout État qui favorisera par ses lois cette injuste disproportion n'a qu'à
étendre son code pénal. Dès qu'il y aura de nombreux palais, il faudra bâtir de
vastes prisons.