Le lendemain, au soleil levant, monseigneur Bienvenu se promenait dans son jardin. Madame Magloire accourut vers lui toute bouleversée.
– Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle, votre grandeur sait-elle où est le panier d'argenterie ?
– Oui, dit l'évêque. [...] Le voilà.
– Eh bien ? dit-elle. Rien dedans ! et l'argenterie ?
– Ah ! repartit l'évêque. C'est donc l'argenterie qui vous occupe ? Je ne sais où elle est.
– Grand bon Dieu ! elle est volée ! C'est l'homme d'hier soir qui l'a volée ! [...]
– Madame Magloire, je détenais à tort et depuis longtemps cette argenterie. Elle était aux pauvres. Qu'était-ce que cet homme ? Un pauvre évidemment.
– Hélas Jésus ! repartit madame Magloire. Ce n'est pas pour moi ni pour mademoiselle. Cela nous est bien égal. Mais c'est pour monseigneur. Dans quoi monseigneur va-t-il manger maintenant ?
L'évêque la regarda d'un air étonné.
– Ah çà mais ! est-ce qu'il n'y a pas des couverts d'étain ?
Madame Magloire haussa les épaules.
– L'étain a une odeur.
– Alors, des couverts de fer.
Madame Magloire fit une grimace significative.
– Le fer a un goût.
– Eh bien, dit l'évêque, des couverts de bois.
Quelques instants après, il déjeunait à cette même table où Jean Valjean s'était assis la veille. [...]
– Aussi a-t-on idée ! disait madame Magloire toute seule en allant et venant, recevoir un homme comme cela ! et le loger à côté de soi ! et quel bonheur encore qu'il n'ait fait que voler ! Ah mon Dieu ! cela fait frémir quand on songe !
Comme le frère et la sœur allaient se lever de table, on frappa à la porte.
– Entrez, dit l'évêque.
La porte s'ouvrit. Un groupe étrange et violent apparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatrième au collet. Les trois hommes étaient des gendarmes ; l'autre était Jean Valjean.
Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, était près de la porte. Il entra et s'avança vers l'évêque en faisant le salut militaire.
– Monseigneur… dit-il.
À ce mot Jean Valjean, qui était morne et semblait abattu, releva la tête d'un air stupéfait.
– Monseigneur ! murmura-t-il. Ce n'est donc pas le curé ?…
– Silence ! dit un gendarme. C'est monseigneur l'évêque.
Cependant monseigneur Bienvenu s'était approché aussi vivement que son grand âge le lui permettait.
– Ah ! vous voilà ! s'écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Et bien mais ! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ?
Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre.
– Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai ? Nous l'avons rencontré. Il allait comme quelqu'un qui s'en va. Nous l'avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie…
– Et il vous a dit, interrompit l'évêque en souriant, qu'elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il avait passé la nuit ? Je vois la chose. Et vous l'avez ramené ici ? C'est une méprise.
– Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller ?
– Sans doute, répondit l'évêque.
Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean qui recula.
– Est-ce que c'est vrai qu'on me laisse ? dit-il d'une voix presque inarticulée et comme s'il parlait dans le sommeil.
– Oui, on te laisse, tu n'entends donc pas ? dit un gendarme.
– Mon ami, reprit l'évêque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. Prenez-les.
Il alla à la cheminée, prit les deux flambeaux d'argent et les apporta à Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui pût déranger l'évêque.
Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d'un air égaré. [...] L'évêque s'approcha de lui, et lui dit à voix basse :
– N'oubliez pas, n'oubliez jamais que vous m'avez promis d'employer cet argent à devenir honnête homme.
Jean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir rien promis, resta interdit. L'évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. Il reprit avec une sorte de solennité :
– Jean Valjean, mon frère, vous n'appartenez plus au mal, mais au bien. C'est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l'esprit de perdition, et je la donne à Dieu.