Il n'eut pas besoin de me donner d'autres explications. Je me rappelai tout à coup, avec une précision extraordinaire, le grand salon sombre et nu, la glace pendue au mur et ce vieux gu ridon de sapin jaune…
– Où cela ?
– Chez...
Il me nomma des Russes que je connaissais.
– Je suis entré, dit-il. Une femme était là et elle portait un chapeau noir avec des roses. Elle prenait une cigarette quand je suis entré, et pour l'allumer, elle a soulevé une courte voilette noire. J'ai pensé : Où l'ai-je vue » ? Je n'arrivai pas à retrouver ce souvenir… J'ai appris que c'était une journaliste anglaise ; elle n'était plus très jeune : elle devait avoir une quarantaine d'années. Elle nous dit qu'elle avait beaucoup voyagé, et chacun des pays qu'elle connaissait, j'y avais séjourné ou je l'avais traversé dans mes
pérégrinations, pendant ou après la
révolution1, mais jamais en même temps qu'elle. J'étais en Perse en 1919, et elle en 1921. J'étais à
Bournemouth2 pendant huit jours, il y a trois ans, et elle en avril dernier. Enfin, nous nous sommes manqués de quarante-huit heures à
Salzbourg3, il y a quatre ans. Comme elle se levait pour partir, tout à coup, je me rappelai cette nuit en Finlande, et je dis : « Vous vous appelez bien Doris Williams, n'est-ce pas » ? Elle parut surprise : « C'était mon nom de jeune fille. Je suis mariée maintenant ». Elle est partie. Je l'ai laissée partir.
– Doris Williams est un nom très commun, dis-je pour le consoler.
Il s'efforça de sourire.
– Oui, n'est-ce pas ?
– Et pourtant, dis-je, si…
Il répondit, en haussant les épaules :
– Je suis marié. J'ai des enfants. Au diable le destin ! Il s'est prononcé trop tard.
– Bah, si vraiment il est écrit que tu dois être à cette femme et elle à toi, vous vous retrouverez encore…
– Dieu m'en garde, murmura-t-il. Ma vie est assez dure et assez difficile pour ne pas y mêler des sentiments ou des passions.
– Tu la rencontreras, dis-je.
Et pourtant, c'est lui qui avait raison. J'ai lu ce matin que l'on avait trouvé à Londres, dans son appartement, le corps d'une jeune femme, journaliste de profession, Doris Milne-Williams, qui s'est donné la mort. On précise qu'elle avait des chagrins intimes et qu'elle vivait séparée de son mari. Il a dû y avoir quelque part, dans les fils que tisse le destin pour nous, une erreur, une
maille4 manquée.