Nous avions donc modifié au bout de quelque temps et perfectionné notre méthode. Voici comment nous procédions : nous inscrivions l'alphabet sur une feuille de papier ; nous placions au centre une soucoupe renversée, marquée d'un trait de crayon ; nous appuyions très légèrement l'extrémié des doigts sur le bord de cette soucoupe et elle allait d'une lettre à une autre, formant des mots et des phrases à une vitesse prodigieuse.
Personne de nous –‑car nous avions de quinze à vingt ans, l'âge du scepticisme –, personne ne croyait à une manifestation surnaturelle, mais nous pensions avec raison que l'obscurité, le silence et sans doute aussi le danger, dont nous commencions à avoir l'habitude, mais qui, depuis des mois, nous tenait en haleine, nous pensions que tout cela suffisait pour faire jouer les forces inconscientes de nos âmes et nous permettait de percevoir avec plus de force et de subtilité qu'à l'ordinaire nos désirs, nos penchants secrets, nos rêves. En effet, vous pouvez vous imaginer qu'il n'était question que d'amour, et, inlassablement, la soucoupe magique dévoilait, commentait, précisait nos espoirs et nos plaisirs.
Or, ce soir-là, c'était le 6 janvier. En Russie, c'est la nuit où les jeunes filles sortent sur le pas de leur porte et demandent leur nom aux passants, et ce nom est celui de leur fiancé encore inconnu. D'autres jettent de la cire brûlante dans l'eau froide et cherchent à deviner, d'après la forme qu'elle prendra en se solidifiant brusquement, ce que sera leur destin. Des images grossières de croix, d'anneaux ou de couronnes sont parfois retirées de l'eau. Il y a bien d'autres jeux, mais nous préférions à tous celui qui nous retenait déjà depuis tant de soirs dans ce salon glacé. Ce fut alors que l'un d'entre nous – nous l'appellerons Sacha – et qui était un garçon de vingt ans, demanda :
– Esprit, dis-moi quel est le nom de la femme qui m'est destinée.
Sacha faisait la cour à une jeune fille blonde et robuste qui s'appelait Nina. Nous pensions donc tous que l'esprit,
docilement1, allait inscrire ce nom, mais la soucoupe tourna très vite sous nos doigts et nous lûmes : Doris.
Ce nom, assez commun en anglais, n'existe pas en russe.
Nina dit avec une certaine nervosié :
– C'est une blague ? Je vous ai entendues rire.
Elle me désignait, ainsi que ma voisine. Nous protestâmes de notre bonne foi.
– Recommençons. Que l'esprit répète le nom !
– D.O.R.I.S., lut Sacha tout bas.
– Le nom de famille, réclamâmes-nous.
La soucoupe donna les lettres :
– W.I.L.L.I.A.M.S.
Nina s'exclama en haussant les épaules :
– Vous avez choisi ce nom dans un roman anglais ! C'est stupide ! Avouez
que c'est une blague ?…
Rien ne put la détromper. Elle repoussa violemment sa chaise.
– C'est idiot ! Trouvez autre chose ! Qu'est-ce qu'on fait ?
À suivre...
1. Sagement, avec obéissance.