Je proposai, assez timidement, parce que j'étais la plus jeune et seulement tolérée parmi eux :
– Les miroirs ?
Ceci est encore une distraction pour le soir du 6 janvier. On reste seul, dans une chambre sombre. On place deux bougies devant un grand miroir et deux glaces plus petites, l'une à droite, l'autre à gauche de votre tête. On attend. On attend que sonne minuit. Les flammes des bougies forment un long chemin sinueux et sombre dans la glace. Au bout de quelque temps, vous cessez d'apercevoir votre propre visage, pâle et anxieux. Du fond du miroir des ombres surgissent et vous leur donnez la forme de vos rêves.
Ainsi fut fait. Chacun de nous, à tour de rôle, resta seul devant son image ; les autres attendaient dans l'obscurité du couloir, se pressant à la porte et racontant tout bas des histoires de fantômes, pour hausser davantage encore, si possible, le ton de la soirée.
Quand ce fut le tour de Sacha de sortir de la pièce, il paraissait interdit et
effaré1. Il dit :
– Je vous jure, je ne me fiche pas de vous, mais j'ai vu une figure de femme. Elle souriait. Elle portait un petit chapeau noir avec des roses et elle faisait le geste d'ôter un voile ou de soulever une
voilette2, je ne sais quoi...
– As-tu vu sa figure ?
– Un instant seulement, et puis tout a disparu...
– Était-elle jolie au moins ?
Il paraissait si absorbé qu'il ne répondit pas. Je vous laisse à penser les taquineries qui suivirent et que Nina supporta avec plus d'
impatience3 encore que lui.
Puis... le temps passa. Un long temps. Des années. De ces Russes, quelques-uns rentrèrent dans leur pays et disparurent ensuite comme jetés au fond de l'eau. D'autres vinrent à Paris, et parmi eux Sacha et Nina, qui s'étaient mariés quelques mois après ce 6 janvier, à
Helsingfors4.
Je les voyais souvent. Ils ne paraissaient pas malheureux. Pas heureux non plus, je dois le dire. Mais un émigré russe, pris entre le souci de trouver du travail, les dettes à payer et la carte d'identité à renouveler, n'a guère le temps de songer à son bonheur conjugal. On vit ensemble parce qu'on a commencé ainsi, un beau jour, et les années passent peu à peu, tant bien que mal.
Un jour, chez des amis communs, je rencontrai Sacha. Le soir, il me raccompagna chez moi. C'était en automne, et il me dit :
– Tu ne sais pas ? J'ai trouvé Doris Williams.
À suivre...