C'était une nuit de Saïgon, étincelante d'étoiles, chaude comme un jour d'été occidental. […] La rue ressemblait à une allée, à cause des arbres entrelacés en voûte et des globes électriques suspendus dans le feuillage – à cause aussi du silence et de la solitude ; car Saïgon, capitale médiocre, fait tout son tapage nocturne dans une seule rue centrale, la rue Catinat – et dans un petit nombre d'autres lieux plus discrets, que les honnêtes gens prétendent ignorer.
Rue Catinat, c'est l'agitation mondaine, correcte – et quand même admirablement libre et impudente, parce que la loi souveraine du pays et du climat prime les mœurs importées. Dans le jour cru des réverbères électriques, entre les maisons à vérandas masquées de verdure et de jardins, une cohue bariolée passe et repasse, seulement occupée de son plaisir. Il y a des gens de tous les pays : Européens, Français surtout, coudoyant l'indigène avec une insolence bienveillante de conquérants ; et Françaises en robes de soir, promenant lentement leurs épaules sous la convoitise des hommes ; Asiatiques de toute l'Asie, Chinois du Nord, grands, glabres et vêtus de soie bleue ; Chinois du Sud, petits, jaunes et vifs ; Malabars, rapaces et câlins ; Siamois, Cambodgiens, Moïs, Laotiens, Tonkinois ; Annamites, enfin, hommes et femmes tellement pareils qu'on s'y trompe tout d'abord, et que bientôt, on fait semblant de s'y tromper.